L’état du monde (premier fragment)

Yves Wellens,

Tandis que, en Belgique, pour ce qui regarde la disparition ou non de ce pays, la suite des événements s’était intégrée à la droite ligne de tout ce qui avait précédé, puisque là, comme une fatalité, l’écheveau à défaire n’est en rien différent du nœud coulant qu’on fait, le monde avait continué à tourner. Pas mieux, comme on peut s’en aviser chaque matin. Mais il faut aussi convenir que les enjeux de cette marche obstinée étaient tout de même d’une autre envergure que ces sempiternelles querelles de nantis.

À vrai dire, à cette échelle, on sentait bien que l’on vivait une de ces périodes, assez rares dans l’Histoire, où un basculement majeur s’opère aux yeux de tous et révèle, comme un motif de moins en moins dissimulé dans le tapis, un grand nombre d’aspects de ce que seront la société future et la vie qu’on y mènera ; l’une de ces périodes, encore plus rare en vérité, où la notion même de « défi » devait être révisée de fond en comble, tant ceux qui sont à relever maintenant revêtent, par leur ampleur et par leur accumulation, un caractère largement inédit et qu’il faut bien qualifier de supra humain.

À ce stade, il faut mettre immédiatement les choses au clair sur un point connexe. Le souci du détail nous pousse à confirmer qu’un tel basculement n’a rien à voir avec la retraite de ce George W. Bush qui, comme dans une sorte de « contrat de confiance » spécial tacitement passé avec ses détracteurs, s’est ingénié pendant les huit années de son double mandat à vérifier l’une après l’autre toutes les inepties qu’on pouvait (par exemple, dans cette revue) dès le départ déceler en lui.

Mais on ne peut évidemment remplacer un tel monde comme on écarterait sans indulgence l’un de ses représentants patentés. L’un reste, l’autre pas – et c’est celui-ci qui, en dépit de toute sa morgue, sera à ce titre vite oublié. Pour sortir de scène, bon vent debout et dans le dos, doubleya…

On peut résumer les principaux traits du basculement en cours (et donc voir se dégager les lignes directrices qu’on voudrait imprimer de force à la vie future) par ces quelques puissants symptômes : l’intelligence qui, par vanité, se tend des pièges à elle-même et, tout en rencontrant de plein fouet ses propres limites, notamment en termes économiques, recule encore les échéances auxquelles elle doit proprement faire face ; le mépris affiché, plus encore qu’à des époques déjà peu regardantes sur ces détails, des pauvres, des perdants, des déchus ; l’opprobre jeté sur toute idée de libération de l’individu et d’émancipation collective des sociétés et qui ne serait pas conforme aux rutilantes « lois du marché » ; le cynisme affecté en toute bonne conscience que rien ne saurait exister en dehors de ces mécanismes pourtant si meurtriers ; la propension de ce même individu à s’humilier et à s’abêtir dans des téléréalités toujours plus dégradantes ; la constante et délibérée perte de repères et de références qui rappelleraient ce que, en des temps désormais lointains, avait été la raison.

Si l’on pense en termes de travaux pratiques, sur le terrain, de récentes preuves de ces travers ont pullulé dans un tempo frénétique et se sont fait entendre comme les sons suraigus d’une partition démente pour piano désaccordé et orchestre désuni. Les rimes de cette moderne charade tournent en boucle dans les esprits sonnés et dissonants : un « trader » s’ouvre des positions plus importantes que les avoirs de sa banque en déjouant les contrôles internes ; les généraux birmans, point ébranlés par les récentes inondations dans leur pays, laissent sciemment leur population sinistrée et se gaussent ouvertement des protestations internationales ; le même George W. Bush laisse croupir la population de la Nouvelle-Orléans après l’ouragan « Katrina » et n’y envoie la troupe que pour mettre hors d’état de nuire les pillards ; les troupes de divers régimes tirent à vue sur les manifestants de la faim affolés par la flambée des cours des matières premières ; pour se refaire de leurs pertes substantielles d’un trimestre, des spéculateurs ou des banques misent ouvertement sur les cours de matières de première nécessité (riz, blé) et plombent ainsi pour des années des continents entiers ; les fontes substantielles des glaces de la banquise témoignent de la certitude d’une élévation prochaine du niveau des mers ; à Naples, le niveau des ordures n’a pas baissé malgré les proclamations martiales de Berlusconi (il est vrai trop occupé à se tailler des lois sur mesure pour se prémunir de poursuites judiciaires) ; l’Union européenne, oublieuse de soit credo de tolérance et d’équité, ravive à la fois sa duplicité et sa paranoïa en élaborant des directives contraignantes sur la rétention des réfugiés, érigeant ainsi à leur approche une sorte de mur virtuel et sans mesure ; un personnage dépensier et tapageur, ne pouvant « vider des caisses qui sont déjà vides », s’attelle à déchirer tous les filets pouvant encore ralentir la précarisation de ses concitoyens ; « travailler plus pour gagner plus », comme l’exige le même « Bling Bling », ne mènera donc pas loin et ne servira qu’à vider encore davantage des hommes déjà aux abois ; les récentes cérémonies du quarantième anniversaire du mois de mai ont opportunément rappelé que les Conseils Ouvriers ont partout, à l’échelle planétaire, dû céder la place aux Conseils d’Administration (et aussi que leurs représentants respectifs sont parfois les mêmes).

Mais, face à ces évidences, les maîtres de l’époque, dans le but avoué de minimiser la portée et la brutalité du processus en cours, pourront toujours prétendre, comme pour les propos qu’ils tiennent dans des interviews et qui leur paraissent soudain maladroits ou trop explicites, que tous ces événements et les chaînes qui les relient « ont été mal compris et sortis de leur contexte ». Cette pauvre parade peut encore faire illusion quelque temps ; ensuite, c’est surtout la brutalité qu’on éprouvera.

De sorte que, sachant tout cela, il ne fallait pas s’étonner qu’on trouve de tels fragments dans des œuvres en cours d’écriture :

« Depuis quelque temps, Donat convenait qu’il valait mieux ne plus s’approcher des miroirs.

Il ne pouvait toutefois dire si ce n’était que provisoire et si, un jour, on reviendrait s’y mirer. C’était trop tôt. Lui, en tout cas, estimait n’avoir pas changé. Il avait donc d’abord accueilli avec prudence les récits effarés qu’on lui faisait, les mettant sur le compte d’une chimère passagère et propice à tous les délires d’interprétation de ceux qui l’abordaient. De même (outre qu’ils étaient mal écrits), les articles de journaux qui rapportaient ces terribles témoignages lui paraissaient peu convaincants, car empreints de sensationnel et largement impossibles à vérifier, d’autant qu’aucun cliché n’était venu les confirmer.

Certes, il avait parfois aperçu, dans les maisons abandonnées, des miroirs brisés en morceaux et jonchant le sol, voire étrangement noircis (sans qu’on pût y incriminer le feu cette fois). Mais son travail là-bas consistait à évacuer les sinistrés, et non à écouter des histoires qu’on lui racontait en tremblant. Donat n’avait jamais été le témoin direct des étranges phénomènes qu’on lui révélait. Pourtant, ces descriptions avaient trouvé un chemin dans son esprit. Il se souvenait nettement des gens qu’il escortait jusqu’aux ambulances et criant que leurs traits dans les reflets s’étaient soudain déformés, ou qu’ils n’avaient plus reconnu l’image d’eux que prenait leur reflet, avant que les miroirs n’éclatent. Le plus surprenant, c’est que, entre deux hoquets de terreur, ses interlocuteurs bégayant et soufflant en parlaient comme d’une calamité plus atroce encore que celle qu’ils avaient subie, et qui justifiait la présence de Donat chez eux.

Se pouvait-il que fût passé le temps béni où les miroirs ne se récriaient pas devant les pires dictateurs ou les salauds intégraux, ou plus simplement tous ceux qui s’estimaient pleinement satisfaits d’eux-mêmes et de leur excellence autoproclamée ? Étaient-ils entrés en révolte et avaient-ils fait fi de leur neutralité ? Fallait-il croire qu’une révolte agitait soudainement ces instruments en général si réfléchis ? Et pourquoi maintenant ? Dans ce monde ? »

Avec un tel début, et sachant qu’un tel récit anticipait manifestement les conséquences du basculement en cours, personne ne pouvait douter que la suite en serait encore plus rude.

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