L’été de toutes les cerises

André Delcourt,

À Jozef, Marquis de Flandre et de Normandie

Je suis de l’immense Eurasie Je suis de Flandre et de Moscovie M’imposerez-vous une patrie ?

Toumanovitch

— Tous les possibles, les rêvez-vous encore ?

L’âme d’Anton Pavlovitch s’était glissée au cœur de la réunion annuelle du « cercle des conquérants désenchantés », que nous tenions bien entendu dans « notre » cerisaie des Monts des Moineaux, née des noyaux que nous avions crachés, il y a un tiers de siècle, par une fenêtre du vingt-septième étage. Chaque année nous nous y retrouvions à la saison des fruits pour accomplir, comme l’évoquait quelque part sur une scène le vieux laquais Firs, des gestes depuis trop longtemps oubliés : nous cueillions les cerises, en mangions quelques-unes tout en plaisantant, en séchions beaucoup pour l’hiver, pressions le jus des plus mûres, nous confectionnions des confitures et des compotes. Boje moi qu’elles étaient douces, goûteuses, succulentes, parfumées…

Cette année encore nous étions tous là : Tchinguiz le Bouriate, Oleg de Tachkent, Alik le Tadjik, André dit le Flamand, et moi-même dont c’était le tour d’amener un invité surprise.

— Tous les possibles, les rêvez-vous encore ?

La question abrupte ne nous surprit qu’à moitié.

Il faut dire que j’avais repéré le bonhomme au métro « Okhotny Riad » (anciennement Perspective Marx). Dans le hall de la station, « vestibule » en moscovite, Anton Pavlovitch avait trébuché en posant le pied sur un escalator trop rapide pour ses jambes fatiguées. Il avait embarqué dans la même rame que moi, et j’avais pu ainsi l’observer tout au long du trajet : oui, il était tel que le professeur Tourbine nous le décrivait dans ses cours : petit et finaud, distingué et libre, un regard pétillant captant tout et s’amusant de tout, un front plein de réflexion, une aura de profonde intériorité. Tourbine nous le disait également bon vivant et joyeux commensal, mais cela restait à vérifier. Il n’avait plus d’âge, et sa tenue bourgeoise, fripée et décatie depuis plus d’un siècle, ne détonnait pas vraiment dans cette foule russe du Temps des Désespérances.

Station « Bibliothèque Lénine ». Les lustres et les éclairages recherchés accrochés aux voûtes de l’allée centrale jetaient dans la rame une lumière aux multiples reflets tandis qu’une foule bigarrée se pressait sur le quai. C’est ici que j’avais retrouvé mon invitée, Frieda Toekomst, cette cartographe flamande dont j’avais fait autrefois la connaissance à la Bibliothèque Lénine où elle était venue se documenter sur les apparitions de lions dans l’histoire des peuples. Aujourd’hui, elle se réjouissait, comme au théâtre Lioubov Andreïevna et son frère Léonid, de découvrir bientôt notre cerisaie pleine du chant des moineaux, inondée de lumière jusque dans les nuits de pleine lune, et rêvait peut-être d’y apercevoir ce soir cette étoile du bonheur futur entrevue par l’étudiant Trofimov. Arrivée la veille d’Anvers dans un grand Tupolev argenté, Frieda me parlait de son pays et de la fameuse carte inachevée – une tache blanche et la mention Hic sunt leones – et restée floue en raison d’incompréhensibles ambitions antagonistes, tant à l’intérieur qu’autour des territoires de la Flandre. Elle ajouta qu’à la suite de son travail inabouti le gouvernement de la Wallonie voisine avait à son tour commandité l’édition d’une carte historiquement fondée des terres wallonnes, et que ses homologues du sud du pays, au terme de recherches semblables aux siennes, mais menées principalement dans des bibliothèques françaises (une obsession chez nombre d’intellectuels de là-bas), n’avaient pu produire qu’un travail moins rigoureux encore : un territoire certes coloré, mais aux contours approximatifs et disputés, entourant l’incompréhensible mention Hic sunt galli. Car, me racontait-elle avec un sourire amusé, si les Wallons se donnent le coq pour emblème, ils ignorent que cela résulte d’une inintelligente confusion du mot latin gallus avec l’appellation de Gaulois donnée par les Romains aux Celtes. Et que ce nom provient à son tour, par l’intermédiaire du grec, d’un antique vocable égyptien (« hal ») désignant… le sel ! Les gens du sel ! J’écoutais Frieda, et pensais que le sel, qu’il soit wallon ou flamand, qu’il soit aux Wallons ou aux Flamands, est chez nous les Russes un symbole d’hospitalité qui, sur le pain, se partage avec tout nouveau venu. Comme nos cerises.

Station « Kropotkinskaïa ». Frieda ne cachait pas sa joie de retrouver Moscou. À la différence des Macha, Olga et autre Irina, notre invitée ne s’était pas contentée de rêver de notre capitale aux mille clochers et aux dix mille cloches : elle n’avait pas hésité à venir chez nous, et ce n’était pas la première fois d’ailleurs. Moi, du coin de l’œil, j’observais Anton Pavlovitch, qui de son côté semblait porter à notre conversation le même intérêt qu’avait suscité autrefois notre bavardage auprès de Eisenstein, Tcherkassov et Prokofiev dans le foyer de la célèbre Bibliothèque. Ceux-là, me disait Frieda, n’avaient finalement pas réalisé le film pour lequel ils avaient été pressentis en Flandre – un tournage de la Bataille des Éperons d’Or en vue d’une future commémoration. Car ils avaient clairement affiché leur souci d’actualiser le propos, de désigner les repaires des nouveaux dragons à vaincre, et cela seul leur avait valu l’hostilité de politiciens médiocres soucieux de ne pas faire de vagues et de ratisser large aux élections. Mais, comme dit le proverbe russe, « chien affamé ne croit qu’en la viande ». Et je voyais qu’Anton Pavlovitch, le médecin en lui, se souvenait des paroles de Gaïev : lorsqu’une maladie se voit opposer une infinité de remèdes, sans doute est-elle incurable…

Station « Park Koultoury ». Anton Pavlovitch était plongé dans un journal relatant les résultats d’élections récentes tenues dans un territoire situé aux marches de la Russie, scrutin marqué par une forte poussée de la peste brune, la classe politique ayant opposé un consensus mou et dépourvu de véritable réponse aux questions de la société, tandis que les intellectuels élevant la voix pour résister se comptaient sur les doigts de la main. Je devinais dans son fier regard qu’Anton Pavlovitch songeait à Piotr Sergueïevitch Trofimov, qui osait se déclarer libre et porter un regard libre sur le monde. Lui voyait dans chaque cerise, dans chaque feuille d’arbre une abondance de vie, dont il suffisait d’écouter la voix. Un être libre comme le vent. Pendant ce temps, les aveugles et les borgnes des environs ricanaient et péroraient face à d’aussi évidentes apparences, mais, comme aurait dit Ranievskaïa, oubliaient de se regarder eux-mêmes, ne voyant plus dans quelle grisaille ils évoluaient, et parlaient, et parlaient, et parlaient pour ne rien dire.

Station « Antwerpenski Goudok » (littéralement Sirène du port d’Anvers). Si nous n’avions été attendus à la cerisaie des Monts des Moineaux, j’aurais proposé à Frieda de descendre ici, pour rendre visite à mon ami Alik le Tadjik, depuis toujours le roi du plov, qui avait ouvert dans ces premiers beaux quartiers situés au sud-ouest du Kremlin, au confluent même de l’Escaut et de la Moskova, son restaurant L’héritage de l’Oncle Piotr. Là, pas de marbre, de diorite ou de rodonite comme sur les quais de la station, pas plus que de plafond décoré de mosaïques représentant des scènes héroïques de l’histoire de notre patrie. Non, seule au mur de la salle à manger une carte d’Afrique, ainsi qu’une cage à oiseau évoquant les rêves d’une vie meilleure. Décor théâtral pour une salle de restaurant habitée d’une musique, en boucle comme celle des derviches de son Tadjikistan natal, mais venue d’Anvers à coup sûr (sans doute une « importation directe » de notre ami commun André dit le Flamand, qui, dans le registre musical, avait un peu évolué depuis les vieux 78 tours du temps des noyaux de cerises !) : une voix rauque propre à combattre les peurs et les rancunes et répétant à l’infini des couplets du Drowned Land of Saeftinge : My home was build Before the cruel water came… Do I hear my ancestors call ? Here once I could hear the bell toll… À l’époque des eaux qui avaient noyé le pays de Saeftingen, des Gueux prenaient la Brielle et la renommaient « Verger de la liberté » : y avaient-ils aussi planté des cerisiers ?

Station « Sportivnaïa ». Anton Pavlovitch restait bien sérieux, mais il ne pouvait pas connaître toute notre actualité. Car comment ne pas rire désormais en passant ici. Si le drame russe d’habitude mène du rire aux larmes, l’anecdote cette fois générait des larmes de rire. Il y a peu de temps en effet, ce petit pays d’Occident qu’est la Wallonie avait envoyé à Moscou un certain Baron À Part (nom étrange !) comme ambassadeur, une sorte de moujik, ou plutôt de koulak récompensé par ce poste pour avoir transformé son pays en une vaste plantation de tabac. Très actif dans les milieux affairistes, le bonhomme avait voulu soudoyer le Tsar Poutine Krovavy pour que l’on renomme « Francorchamps » cette station de métro tant aimée des Moscovites qui s’y rendent pour le marché aux puces comme les Parisiens vont à Saint-Ouen. Malheureusement pour lui, c’étaient alors les Jeux Olympiques, il avait été contrôlé positif à la marlborine, et avait diplomatiquement été rappelé en consultation sur les bords de la Meuse. Frieda me Fit comprendre que l’affaire lui était inconnue, tant les médias de Flandre ou de Wallonie feignaient d’ignorer ce qui se passait chez leurs voisins respectifs.

Station « Vorobiovy Gory ». Cette halte spectaculaire des Monts des Moineaux, cette station surplombant notre Moskova et ses vols de mouettes, permet par ses baies vitrées d’admirer la moitié du panorama de la ville, et Anton Pavlovitch, cela se voyait, n’y était pas insensible. Lui qui avait parcouru la Russie jusqu’à ses confins orientaux, jusqu’à l’île de Sakhaline, préférait les grands espaces aux replis dans des limites étriquées. Et ses yeux embrumés semblaient ici considérer plus particulièrement l’absurdité de l’existence que symbolisait à ses yeux le vol d’une mouette risquant à tout moment de se briser les ailes et ne sachant pas toujours, au-dessus des eaux, où se poser. Sans doute éprouvait-il plus qu’un brin de nostalgie à ce souvenir de sa chère Olga Knipper, la première en son cœur parmi toutes les Mouettes. Mais déjà la rame s’engouffrait dans l’obscurité du tunnel, le dernier pour nous puisque nous devions descendre au prochain arrêt.

Station « Ouniversitiet ». La plus claire de tout le métro de Moscou, ses quais lumineux évoquent sans doute la lutte permanente menée dans cette partie de la ville contre l’obscurantisme. En haut de l’escalator, alors qu’Anton Pavlovitch avait disparu, nous débouchâmes dans le « vestibule », un beau bâtiment circulaire aux ouvertures donnant dans toutes les directions, vers tous les horizons et bien au-delà vers les douze steppes. C’est ici que nous retrouvâmes avec joie mon ami Oleg de Tachkent. Resté comme autrefois curieux de tout – la présence de Frieda lui donnait l’occasion de poser des questions – et sans doute encore un peu mouchard à ses heures, il m’expliqua que, bien que Russe d’origine, il était, dans son nouveau pays, devenu récemment Ministre de la Route de la Soie. Son épouse ouzbèke, en stage à l’étranger et résidant chez une jeune écrivaine belge à Bruxelles, était une musulmane moderne enseignant le français à l’Université de Tachkent. Oleg, habitué à nos conversations très directes, me fit part de ses appréhensions à propos du cours des événements dans cette Russie si accueillante, où tout semblait désormais concourir à la destruction programmée des valeurs traditionnelles du peuple, qu’il fallait apparemment transformer en un vaste troupeau de consommateurs dociles. Les nouveaux maîtres, me disait-il, méprisaient plus encore que les précédents l’héritage spirituel et culturel du peuple russe. Ce sont des fourbes assis sur les hécatombes de malades à l’hôpital de Boudionnovsk, sur les cadavres engloutis des sous-mariniers du Koursk, sur les gazés de la rue Melnikov, sur les otages sacrifiés du lycée de Beslan. L’autoritarisme proclamé du Tsar Poutine Krovavy foulait aux pieds avec cynisme tout esprit de compassion, de solidarité, de sacrifice consenti en commun, tout espoir de lendemain meilleur. Gospodi ! préservez-nous d’un tel malheur ! Que jamais cet héritage ne devienne une marchandise !

C’est donc après dix minutes de marche dans le parc de l’Université que nous arrivâmes à « notre » cerisaie, où nous accueillit le premier arrivé cette fois, Tchinguiz le Bouriate, un gourmand qui s’empressa de s’enquérir du bortch et des pirojki que je m’étais engagé à apporter selon la tradition.

Bientôt tous réunis, nous pûmes enfin faire la fête, et bavarder, et refaire le monde sous nos cerisiers. Bien sûr, la question d’Anton Pavlovitch entre-temps réapparu nous avait poussés dans de nouvelles discussions, auxquelles s’était jointe Frieda, qui maintenant maîtrisait suffisamment notre langue. Mes amis Oleg et Alik la pressaient de leur raconter mille anecdotes de son mystérieux pays des lions. Et Tchinguiz, dont la thèse prophétique sur le lent glissement des langues de bois vers l’Occident s’était trouvée confirmée entre-temps, nous montra qu’il n’avait pas oublié notre vieille coutume de lancer avec les noyaux de cerises des imprécations aux quatre vents. Debout, le verre à la main, il se tourna vers Frieda (que j’avais heureusement prévenue !) et s’écria : « Flandre et Wallonie, l’Eurasie vous regarde de ses petits yeux mongols ! » À ces mots, nous nous souvînmes que depuis toujours nous avions chacun dans le cœur un petit cheval.

Anton Pavlovitch pendant tout ce temps était resté discret mais attentif. Dans son regard je lisais qu’il avait dû, à écouter Frieda, conclure que la Flandre, sans le savoir, est une sorte de cerisaie en fleurs convoitée par des gourmands de l’intérieur et de l’extérieur. Mais une cerisaie, de nos jours, appartient à tous, et n’est donc ni à vendre ni à abattre. On n’entendra pas dans les coulisses la hache des bûcherons.

C’est vers la fin de la soirée qu’Anton Pavlovitch sortit de sa réserve et, se levant pour prendre congé, s’adressa à Frieda avec une grande douceur :

— Dites, chère Frieda, dites à vos amis flamands, dites à vos voisins wallons qu’ils plantent une nouvelle cerisaie. Et qu’ils sourient.

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