L’univers dans un verre de bière

Catherine d'Oultremont,

Professeur de géographie à la retraite, Georges n’avais jamais voyagé autrement que dans son atlas. Il savait tout sur le relief et la nature du sol de n’importe quel pays du monde, sa faune et sa flore lui étaient familières, ainsi que ses richesses exploitées et exploitables. Fleuves et affluents formaient sur sa carte du monde des arabesques aux noms évocateurs d’aventures ; ponctuée de villes et griffée par les cordillères et les massifs montagneux, cette carte restait figée dans son esprit, avec ses océans toujours secs et coloriés de bleu.

Le soir, après avoir fermé son atlas, il disait à sa femme : « Ma chérie, quand je serai pensionné, nous ferons un grand voyage ! Nous choisirons en ouvrant l’atlas au hasard. » Lucette non plus n’avait jamais quitté sa ville natale. Elle rêvait parfois d’autres horizons en regardant la mer, assise sur un banc. Mais la retraite de Georges n’était pas venue seule, la maladie l’accompagnait… Lucette était partie avant d’avoir eu le temps de faire son voyage avec lui.

Chaque année depuis son veuvage, Georges redoutait la mauvaise saison, les feuilles à terre, l’humidité, le crachin et le brouillard, autant d’éléments qui accentuaient son mal intérieur. Depuis qu’il avait perdu sa femme et ses élèves, Georges avait froid au cœur. Ça le prenait l’après-midi, après sa sieste. Il enfilait alors sa veste et sortait se promener sur la grève. Le médecin lui avait dit que c’était un peu de déprime, que cela passerait avec quelques cachets.

Sur le banc où il allait souvent s’asseoir avec Lucette, Georges se laissa aller à la rêverie en cet après-midi de novembre. Face la mer, il écoutait ses humeurs… Éternellement changeante et toujours identique. Comme notre corps, pensa-t-il, toujours en mouvement, bien qu’il n’y paraisse pas : cellules et globules, enzymes et protéines, impulsions électriques et flots sanguins ne sont jamais au repos.

Il frissonna. Serrant son col autour de son cou, il s’éloigna du rivage. Dans la lumière du jour qui déclinait, il tourna le dos à la mer grise et se dirigea vers la seule vitrine allumée de la rue.

Georges poussa la porte du café Les Amis. La bienfaisante chaleur du local l’envahit agréablement. Un poêle ronronnait. Cela le requinqua. Les habitués étaient là : le gros Louis avec son œil qui tombe, Egon et son accent germanique à couper au couteau, et Pablo, le petit Péruvien avec sa tête d’enfant. Étant au chômage, ils passaient leurs journées au café. Roger, le patron, et sa femme Germaine, une ancienne amie de Lucette, de braves gens au cœur généreux, leur offraient des verres de bière en échange de menus services. Les autres rares clients étaient des gens de passage.

Un jour, Georges avait demandé aux deux cafetiers comment ils arrivaient à nouer les deux bouts. Roger avait serré Germaine contre lui en répondant :

— Les temps sont durs, c’est vrai, mais nous continuerons tant que nous pourrons… Le jour où nos caisses seront vides, nous fermerons boutique, nous vendrons la maison, et avec l’argent, nous nous payerons une petite chambre dans un home. Nous sommes déjà vieux, nous n’avons pas d’enfants… Plus rien derrière nous, tout est devant. La vie et la mort ensemble, c’est ce que nous souhaitons.

Maternelle, Germaine s’approcha de Georges et réajusta le col de sa chemise ; elle tira un petit coup sur sa cravate qui partait de guingois. Georges ne s’en séparait jamais, sauf la nuit quand il se mettait en pyjama. Sans cravate, il perdrait son statut d’intellectuel !

— Tu devrais te trouver une autre femme…

Chaque fois, c’était la même rengaine. Pourquoi les femmes ont-elles une vocation de marieuses ?

— J’y penserai, répondit Georges pour avoir la paix.

Les trois chômeurs, attablés devant leur bière au fond du local, le hélèrent à grands cris.

— Monsieur le professeur ! Venez donc à notre table !

— On veut devenir savant comme vous ! Comme cela, on aura plus de chances d’avoir du travail !

— Oui, et comme ça, on ne dira plus que j’ai une cervelle de la taille d’une crevette, s’esclaffa le gros Louis.

Georges s’installa à côté de Pablo. Avec un petit chuintement de bouche, il aspira le col de mousse de sa Duvel. Puis il leva son verre. Santé ! Santé ! répondirent ses compagnons. Ils se mirent chacun à évoquer leurs aspirations et leurs récriminations. Foutue crise. Georges ne disait rien. Il gardait ses secrets et sa tristesse. Car il n’aimait pas se plaindre et ne savait pas ce qu’il souhaitait vraiment. On ne revient jamais en arrière. Lucette et lui ne feraient jamais leur grand voyage…

Dans la lumière blonde du liquide, la vie pétillait, des étoiles scintillaient, des planètes naissaient et s’éteignaient. C’était comme la genèse d’un nouveau monde. Le cœur de Georges se réchauffait au fur et à mesure que des mondes naissaient et mouraient dans son verre. C’était bon. Pour prolonger ces moments de bonheur éphémère, il offrit la tournée à ses amis.

Ainsi, chaque après-midi, Georges refaisait le monde sans avoir le besoin de prononcer de grands discours. Son auditoire s’en contentait. Grâce à la présence de « monsieur le professeur », ses trois compagnons se sentaient chaque jour un peu plus instruits. C’était déjà le chemin vers la renaissance…

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