T’en vouloir ?

Jean Jauniaux,

Comment pourrais-je t’en vouloir à toi ? L’envie ne me manque pas pourtant. Lorsque les souvenirs remontent à la mémoire. Les matins sans lumière. L’odeur mêlée d’essence, de tabac et de parfums qui emplissait l’habitacle de la camionnette et collait au châle sous lequel nous essayions de voler quelques instants de sommeil. C’est toi qui m’emmenais dans ces trajets chaotiques (avant, j’aurais écrit « cahotants ») qui partaient du camp en lisière de la ville et aboutissaient dans les rues commerçantes de la ville voisine. D’arrêt en arrêt, la camionnette se vidait de couples effarés comme nous. Le chauffeur ne disait pas un mot. Chacun savait où aller. Depuis des semaines, nous nous disséminions dans les flaques de lumière néon.

Aujourd’hui j’aurais besoin d’en vouloir à quelqu’un. De réclamer justice. Mais, je me trouve du mauvais côté dans le box vitré de la salle de tribunal. C’est à nouveau de mon côté que se tournent les regards vides et exaspérés. Les haussements de sourcils, les visages atterrés sur lesquels on lit des questions toujours les mêmes : « Comment est-ce possible ? » « C’est dans leurs gènes ? » « On ne peut tout de même pas tout excuser par les difficultés matérielles ? » Les arguments que mon avocat déploiera sans doute dans la salle d’audience. Les juges n’écouteront que d’une oreille. Combien de fois ont-ils déjà entendu les mêmes plaidoiries : c’est la société qui doit s’interroger ! Nous avons là des victimes et non des coupables !

Les hommes de robe pourraient se distraire pendant ces homélies auxquelles plus personne ne croit, lire les dernières informations sur leur smartphone (non sans songer à celui qu’on leur a volé dernièrement, ce devait sans doute être un compatriote de celle-là, que nous perdons notre temps à juger ?), envoyer des tweets à leurs amis ou épouses ou maîtresses (si tu savais comme je m’ennuie ici). Moi-même je n’écoute pas mon pro deo. Je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam. C’est curieux d’associer tous ces termes : deo, Adam et Ève. Par association d’idées, je me laisse entraîner dans une rêverie de Paradis. Il y a du soleil, des hommes, des enfants, des femmes nus sur une plage en lisière d’une forêt. Ai-je vu ces images sur le panneau publicitaire qui vantait les prix promotionnels d’une agence de voyages ? Celui qui s’élève au bord de l’autoroute en contrebas du camp ? Je ne dois surtout pas m’assoupir ! Le gendarme me secoue. Je crois qu’il le fait gentiment. Pour ne pas m’attirer des ennuis supplémentaires. Pour éviter que le président ne me houspille : « Nous sommes tous ici pour vous. Vous pourriez nous faire la grâce de prêter attention… » Je reviens sur terre. Banquette de bois, odeur de vernis, chaleur. L’avocat, un jeune homme myope, parle toujours. De temps à autre, il me désigne. Je sens que la fin est proche. Personne ne s’est inquiété de savoir si je comprenais ce qui se disait. J’aurais dû demander un interprète.

Mais à quoi bon ? Hormis une prolongation du temps de parole et un accroissement de la lassitude de tous, qu’aurais-je gagné ? Dis-moi, le jugement n’est-il pas rendu depuis le jour où tu m’as mis au monde ? C’est peut-être de cela que je devrais t’en vouloir : de m’avoir mis au monde ? Ou plutôt de n’avoir pas puisé, en moi, pour moi, la force d’une révolte. Mais, tu n’y as même pas songé. Où serais-tu allée, encombrée d’un nourrisson ? Tu aurais tourné en rond autour des camping-cars et des caravanes où tu serais tout de même retournée, tête basse, prête à recevoir les coups et les gifles, avant de reprendre place dans l’odeur d’essence, de tabac et de « sapin sent-bon » de la camionnette.

Et nous revoici au point de départ : assis contre le flanc d’une voiture stationnée non loin d’une bouche de métro. J’étouffe presque tant tu me serres contre toi. Mes yeux enregistrent des images. Comme autant d’étoiles mortes, elles ne s’éteignent pas sur le voile noir de ma mémoire : la pluie qui dégouline sur les vitrines, le gobelet de carton que renversent les pas pressés, ces milliers de jambes qui défilent à ma hauteur, ces chaussures qui éclaboussent le bas de ta robe, les reflets huileux sur les pavés du trottoir. Avec l’âge, j’ai commencé à relever la tête au-dessus des jambes. Je n’aurais jamais dû. Je devinais dans ces regards et dans ces visages fermés comme des poings, la méchanceté, l’exaspération. Comme ici, ceux que je vois depuis le box. Parfois, une pièce tombait dans le carton détrempé. Mes oreilles ont commencé à percevoir le murmure plaintif que tu ronronnais : bébé, j’ai dû croire que c’était une berceuse. Petit enfant, j’ai compris que c’était une lamentable litanie de mendiante que tu professais d’un ton monocorde : « Sivouplé, j’ai faim. Sivouplé, la petite doit manger. Sivouplé, un centime… » C’est alors que j’ai commencé à te détester. Dovjan, le chauffeur maquereau, me terrorisait trop pour que je lui montre ma haine. Mais toi, toi maman, tu aurais pu me noyer, te débarrasser de moi, me donner, m’abandonner ! C’est de cela peut-être que je t’en veux le plus. M’avoir mis au monde. Dans le fond, tu ne pouvais rien y faire. Tu avais sans doute été violée. Avais-tu douze, treize ans ? Ce n’était peut-être pas un viol, d’ailleurs. Mais comment qualifier une relation sexuelle entre un homme mûr et une enfant mariée par la force de la coutume ?

Voilà, l’avocat en a terminé. Tout ce beau monde pousse un soupir. Bon, on va pouvoir procéder. Le président se lève. Il doit sans doute évoquer l’innommable gravité du pire des crimes que l’homme puisse commettre : le parricide. Si tu avais été à ma place, maman, le pire dans sa bouche serait devenu l’infanticide. Mais la peine est identique. La peine ? Cela veut dire aussi chagrin, non ? Je suis condamnée, maman, à une peine inconsolable.

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