Et quoi ! Sous prétexte de crise, je ne devrais pas partir en vacances ? Parce que la banque, et tout le système financier avec elle, a joué à qui perd gagne, je devrais rester enfermé entre mes quatre murs, avec mon balcon pour unique fortune ? Non, Monsieur ! Non, Madame ! À moi les horizons longs, les soleils couchants sur mers de jade, les brises légères à l’ombre des palmiers et le sable fin entre les doigts de pieds. Je n’ai que faire du diktat de l’argent, que faire de la toute-puissance des agences de notation, que faire de l’orthodoxie budgétaire. Je suis un homme de Rousseau, naturel, bon, exempt de perversité, qui n’aspire qu’à vivre en harmonie avec mère nature.

Et qui n’aspire qu’à jouir de ce luxe suprême : prendre le temps ! Le temps de regarder les poules se lever matin, de regarder la nuit poindre et, entre les deux, laisser s’égrainer les secondes au rythme d’un escargot au galop.

Or, voici que mon bien-aimé patron, dans son infinie bonté, va m’offrir cette orgie à laquelle je rêve depuis tant d’années, cette débauche de repos dont je vais pouvoir user à ma guise. De surcroît, il accompagnera son geste généreux d’un plantureux pécule. Si généreux que la destination choisie pour mon retour à la nature, quelle qu’elle soit, me sera accessible.

D’aucuns, qui vont tirer bénéfices de ces mêmes largesses, tempêtent férocement. Que croient-ils ? Notre monde est en guerre perpétuelle, une guerre sans merci, qui ne se fait plus à coups de canon, mais à la pointe du col blanc. Alors, qu’ils tempêtent, qu’ils tempêtent ! Ils courront à leur perte ! Je ne leur adresserai pas un regard de commisération. Ils sont censés avoir plus de cervelle qu’un pigeon, mais parfois, indubitablement, je doute. Ils n’ont rien vu, tant pis pour eux.

Mais moi, moi ! Moi ! J’ai découvert tout l’avantage de la situation. Un pactole qui m’est inédit. J’ai trimé des années comme une bête de somme. Moi, j’ai trimé : pas ma femme, pas les gosses, moi ! Alors j’ai maintenant bien le droit de profiter de mon labeur. À moi le paradis, mon paradis : ni trop chaud ni trop froid, de température égale toute l’année, d’une flore luxuriante, d’une faune abondante et surtout, surtout, personne ! Je ne veux personne à des kilomètres à la ronde. Je veux vivre en paix, loin de la fureur et de la bêtise de mes semblables, quand bien même ces semblables seraient de mon sang. Au mieux, je pourrais laisser traîner sur la toile quelques nouvelles aux miens. Je pourrais, si je demeure sous la couverture d’un quelconque réseau et, plus que toute autre, s’il m’en prend l’envie.

Si vous saviez ce que je suis heureux ! Depuis l’annonce de ma bonne fortune, je rayonne, littéralement. Je me lève matin le sourire aux lèvres, je me couche vers de ces merveilleux rêves dans lesquels je plane, et je marche le jour en effleurant le sol. De mémoire, je n’ai de ma vie ressenti un tel bonheur. Pas même à mon mariage, pas même avec la première fille qui a partagé ma couche, ni à la naissance de Paul, mon aîné. Naouchka, peut-être, lorsqu’elle me prit la main, m’apporta un bonheur semblable. Mais nous avions six ans. Cela compte-t-il véritablement ?

Je vais enfin quitter ma vie de misère, quitter le troupeau, et vivre comme je l’entends, seul, loin de tout, de tous, pour des vacances à perpétuité, dans un décor divin, à n’écouter que mon bon plaisir, à n’écouter celui de personne d’autre.

Merci, Monsieur Ford-Genk, de fermer ton usine.

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