Maestro, please !

Jean-Luc Wart,

Cavaglieri pleurait. Cette masse noire prostrée contre ce mur blanc, c’était lui, le ténor, le maestro, celui qui faisait frissonner le public, de l’Albert Hall à la Scala, lorsque sa voix s’élevait comme un envol d’anges. Qui l’aurait reconnu, dans cette ruelle de Biarritz, inondée de soleil, où rien ne venait troubler le silence ? Rien ? Il y avait bien le chant de cette gamine. Une sorte de comptine enjouée que la fillette fredonnait d’une voix aiguë. L’enfant devait se trouver de l’autre côté du mur, dans le parc de cette superbe villa dont on ne voyait que les toits. C’était un rire plus qu’une mélodie. Pas de quoi susciter des larmes chez un professionnel du bel canto, vraiment. Et puis, un costaud comme lui, dans la force de l’âge… Il devait avoir la boisson triste. Oui, c’est cela, il avait dû forcer sur la grappa.

Cavaglieri pleurait mais il n’avait pas bu une goutte d’alcool. D’ailleurs, il n’était pas midi et le ténor ne buvait guère, à part un verre de Brunello à table, de temps à autre. Et puis, pleurer était un bien grand mot pour cette larme pas encore née qui n’avait toujours pas débordé de ses yeux.

Cela lui était venu imperceptiblement.

Jusqu’à cet incident, à la Fenice.

En pleine répétition générale, il se livrait corps et âme au génie triomphant de Verdi lorsqu’il s’interrompit net, laissant l’orchestre agoniser après un soupir émaillé de quelques fausses notes. Il avait tonné, s’adressant au chef d’orchestre Corbelli, au grand Corbelli, que le public associait inévitablement à Verdi dont il était « le » spécialiste : « Maestro, c’est du Verdi, pas du Mozart, merrrde ! » L’autre en était resté muet, s’était révulsé comme une huître sous une giclée de citron puis s’était lentement redressé, avait plié haut le genou pour y briser sa baguette dont le bruit sec retentit comme un pet méprisant. Et le maestro s’était précipité dans les coulisses en marmonnant une longue litanie de jurons italiens.

Cavaglieri avait pris ses collègues à partie : « Allons ! Vous l’entendez, vous, cet orchestre ? On dirait un murmure, là où il faut une fanfare ! » On l’avait regardé comme s’il débarquait à Venise avec un 4×4. « Quoi ? Vous n’êtes pas d’accord ? » Personne ne se risquait à le contredire mais il saisit parfaitement l’étonnement qui flottait sur la scène, palpable comme une omelette norvégienne. Il battit en retraite dans sa loge où il mit un certain temps à dominer sa colère. Lorsqu’elle fut apaisée, son ami Poverello passa le nez à la porte, se mit à faire le tour de la pièce en feignant de s’intéresser à la décoration des murs. Il tournait carrément le dos au ténor lorsqu’il lui dit quelques mots embarrassés. Et parfaitement incompréhensibles pour son auditeur. « Tu dis ? » L’autre répéta sa phrase sans pour autant hausser le ton, craignant de briser trop ostensiblement un silence bien lourd. « Articule, merrrde ! »

– Qu’est-ce que tu lui veux, à ce malheureux Corbelli ? Encore un de tes caprices de star, no ?

– Comè ? Je n’ai pas besoin qu’il joue en sourdine comme s’il avait peur d’étouffer ma voix, voilà ce que je lui veux !

– Mais il jouait normalement, je te jure ! Qu’est-ce que c’est que cette idée ?

– Alors, c’est que moi j’entends mal…

– Ecco ! dit l’autre sur le ton de la plaisanterie, heureux de s’en tirer à bon compte. Il serait peut-être temps d’aller demander pardon au maestro, tu ne penses pas ? Et à Mozart aussi, tant que tu y es ! Parler de Mozart comme si c’était la Volkwagen du bel canto ! Alors que… Alors que moi, Poverello, je remercie le ciel tous les jours de m’avoir permis de naître pour écouter Mozart… et que – tiens ! –  je voudrais mourir – vorrei morire, mi ascolta ? – en écoutant Mozart, l’adagio du concerto pour clarinette ou exsultate jubilate et respirer le parfum de sa musique pour couvrir l’odeur de la mort ! Et monsieur Cavaglieri, il dit « C’est du Verdi, pas du Mozart, merrrde ! »

Il avait dû se confondre en excuses. La honte. « Je ne sais pas ce qui m’a pris. Le décalage horaire, sans doute… » Et le maestro de lui asséner « Si vous ne m’entendez pas, alors là, mon cher, c’est que vous êtes sourd, porca miseria ! Sourd comme un pot! » Voilà, le mot était lâché. Ah, il l’avait bien entendu, ce mot-là ! « Sourd comme un pot »… L’homme avait décoché son trait par dépit, signifiant que seul un sourd n’aurait pu entendre son crescendo. Il ne se doutait pas, le pauvre, que sa flèche vibrait en plein cœur de la cible. Cavaglieri remit alors en place toutes les pièces d’un puzzle auquel il n’avait jusque là prêté aucune attention. Toutes ces fois qu’il avait dit « comè ? » ces derniers temps. Sa crispation en constatant que son interlocuteur, s’il consentait à se répéter, ne daignait pas parler, ne fût-ce qu’un rien plus fort. Mais oui, il l’avait bien entendu dire quelque chose, mais quoi ? Il s’abstenait alors de répondre, ce qui pouvait passer pour un acquiescement. Mais lorsque la question appelait un « non » vigoureux, son abstention jetait comme un froid dans la conversation. Quelquefois surgissaient ces quiproquos qui font toujours beaucoup rire. Il n’avait pas encore atteint le stade du professeur Tournesol mais bon ! Et cette télévision dont il avait progressivement fait son deuil, fustigeant la débilité des programmes, les chanteuses de variété qui marmonnaient au milieu d’une forêt d’instruments grinçants en léchant leur micro comme une glace à la menthe, les actrices qui s’en tenaient obstinément au registre du murmure. Il n’avait pas tout à fait tort, tout de même ! Les programmes étaient bien débiles. Et les chanteuses aphones. Tiens ! Pourquoi les chanteuses, les actrices, et pas les acteurs, les chanteurs ? A l’opéra, c’étaient encore les femmes qui lui donnaient du souci. Quand elles se promenaient dans les aiguës, il avait l’impression de moins en moins fugitive d’écouter un 33 tours usé. Comme si les aiguës, au lieu de glisser claires et limpides, se mettaient à chuinter. La nuit dernière, il avait rêvé qu’il s’avançait sur la scène alors que Zarastro chantait. Mais il n’entendait strictement rien de ce qu’il savait être une prodigieuse voix de basse, tandis qu’un rayon laser écrivait en lettres de feu dans le fond du décor :

In diesen heil’gen Hallen

Kennt man die Rache nicht.

Il fonça chez l’oto-rhino qui depuis toujours veillait à l’entretien de ses cordes vocales. L’homme de l’art l’enferma dans une cabine à fenêtre dont la porte était commandée par une clenche monstrueuse. Cela faisait penser à la chambre froide des bouchers. Il se concentra, guettant les sons que ses écouteurs voudraient bien lui apporter. Parfois il entendait un vague « bip bip » et il s’empressait d’écraser le bouton comme ces candidats impatients dans les quizz télévisés. Parfois il n’entendait rien qui pût se distinguer d’un lointain acouphène. Il dévisageait alors avec angoisse le masque impassible de son inquisiteur qui jouait sur son clavier une partition inaudible. Il fut invité à s’étendre sur une table d’examen, prié de se détendre (avec ces toubibs, il faudrait pouvoir se détendre quand on a toutes les bonnes raisons de se crisper) tandis qu’on appliquait des électrodes sur son front et derrière les oreilles. De nouveau, des écouteurs. Dans l’oreille droite, une pluie d’orage. Dans l’oreille gauche, le crépitement d’une mitraillette. Puis l’inverse. Sur le cadran d’un ordinateur s’inscrivaient des graphiques rageurs. Au bout d’un moment, on déconnecta le ténor qui se retrouva à nouveau unplugged.

« Vous voyez cette ligne, c’est la limite en dessous de laquelle on peut suggérer une aide auditive. Eh bien, vous êtes juste en dessous. Non, on ne peut rien y faire. Votre problème se situe dans l’oreille interne, quelque part dans ce qu’on appelle le labyrinthe. C’est sans doute congénital. Vos parents ? Votre père ? »

Son père… Cavaglieri avait sept ou huit ans. Son père était rentré à la maison en criant à sa mère : « Je n’entends plus rien ! Tu m’entends ? Plus rien ! » Il avait tout perdu d’un coup, son père. Rideau sur les rires, les chants d’oiseau, le bruissement des fontaines. Pour lui, la parole s’était perdue à jamais « quelque part dans ce qu’on appelle le labyrinthe », les osselets avaient cessé de jouer avec les sons. Game over.

« Votre père, déjà ? Ah, bon ! Ne cherchez plus. Oui, cela va s’aggraver. Lentement, au fil des ans.  »  Il vous annonçait cela comme on chante bergère, satisfait de son diagnostic. Est-ce qu’il se rendait compte de ce que son verdict représentait pour un homme d’opéra ?

On n’arrive pas aux sommets du bel canto sans avoir sacrifié à la divinité du chant. Bien qu’il n’ait pas été jusqu’à faire l’offrande de ses attributs virils comme des générations de castrats, Cavaglieri s’était focalisé sur son art au point de délaisser tout autre centre d’intérêt. Sinon les langues : l’allemand, pour Wagner et Mozart ; l’anglais, pour Purcell et Haendel ; le russe – eh oui, le russe –  pour ce salopard de « Boris Godounov ». Il avait passé sa vie à aiguiser son instrument comme un hussard affûte son sabre à la veille d’une bataille. Rigueur. Discipline. Répétitions inlassables. Peur du refroidissement. Echarpe au moindre courant d’air. Il s’était offert corps et biens à la beauté. Son corps, il avait fallu le transformer en coffre de résonance, quitte à ne plus attirer le regard des mannequins à taille de guêpe. Il avait dû se battre pour faire partie de ces rares élus que retiendrait la renommée. Devenir un monstre. Un monstre sacré. Qui gagnait en une soirée un cachet que cent autres se seraient partagés sans rechigner. Il faisait partie de ce petit monde grassement payé pour faire rêver mais il n’y voyait là que juste récompense de ses efforts. Car le rêve, cette apparence de sublime facilité, n’est qu’un frêle échafaudage de plumes sur une montagne de renoncements. Qu’allait-il devenir ? Il n’en était pas à l’âge de la retraite. Il pourrait sans doute continuer à donner le change quelque temps, à condition de ne plus importuner les chefs d’orchestre. Il pouvait chanter par cœur. Mal entendre ne le faisait pas chanter faux. La puissance sonore de ses collègues suffisait à réveiller un sourd. Il pourrait toujours leur donner la réplique. Mais un jour viendrait où il vacillerait de ce sommet, de cette arête en lame de rasoir où se tiennent les champions. En altitude, la moindre erreur se paie cash.

Il faudrait donc abandonner tout cela. Il disait « tout cela » comme s’il devait laisser derrière lui l’univers entier. Et faire quoi ? Vendre des pianos ? Lancer une marque d’after-shave ? « Cavaglieri, l’after-shave qui a de la gueule ». Se retirer sur ses terres, dans sa villa de Positano qui ressemblait à un loukoum rose accroché à la roche ? De quoi se plaignait-il à la fin ? Sa fortune lui permettait de vivre vingt vies. Pourquoi s’apitoyer ainsi sur soi-même tant que ça en devenait gênant, merrrde !

Une voiture de sport se fit entendre de la rue et la musique assourdissante qu’elle déversait tenait de l’acte de terrorisme tant elle se voulait agressive, pleine de décibels et de mots vengeurs. Boum, boum !  « Dio ! Il tague son rap comme un clébard s’envoie un réverbère » se dit Cavaglieri. Ces rythmes emplis du chaos des villes ont perdu l’essentiel de la musique, ce qui en elle élève l’âme, l’harmonie. Ils disent l’aliénation, la déchirure, l’égarement, la violence. Ils sont sourds au bruissement du vent dans les arbres, au chant de l’oiseau, au murmure de la fontaine. Oui, il pouvait toujours se reconvertir dans la musique pour sourds. Elle promettait un bel avenir à ces jeunes gens qui s’abrutissaient de bruit. « Seront tous sourdingues à quarante ans, s’ils ne le sont déjà. D’ailleurs, il suffit de voir ces gesticulations sur les plateaux de télé : plus un chanteur n’oserait se présenter au public sans une demi-douzaine de danseuses qui confondent bien souvent danse et gymnastique. Autant occuper les yeux quand les oreilles lâchent… »

Un ballon sauta par-dessus le mur blanc et la petite fille qui chantait passa la tête à travers la grille. Cherchant une aide, elle aperçut un gros bonhomme triste. Elle lui adressa quelques mots suppliants et l’homme lui rapporta son ballon. La fillette lui demanda pourquoi il pleurait. Le ténor sortit un kleenex, se moucha bruyamment, esquissa un pâle sourire et répondit d’une voix qu’il s’étonna d’entendre si faible : « Parce que ta chanson est belle. ».

*

*    *

Autant occuper les yeux quand les oreilles lâchent. Cette phrase travaillait encore Cavaglieri quand il atteignit la jetée. L’océan offrait à qui voulait le contempler son spectacle éternel. On eût dit une scène gigantesque, dont la luminosité changeait au gré des nuages, comme sous l’effet d’invisibles projecteurs.  Tantôt la lumière jouait à compter des perles sur la mer, tantôt elle se ménageait des effets dramatiques, révélant un vaste plateau d’acier sous des lueurs spectrales. Tantôt Butterfly, tantôt Tannhäuser.

Respirer à pleins poumons. S’emplir de l’air du large. Reposer le regard sur le lit de l’horizon. Cavaglieri pouvait au moins compter sur la qualité de sa vue. L’éclat de ses yeux vrillait l’âme des divas les plus rétives. Et son sourire… Il surprenait tant il l’éclairait d’un coup, comme une dague qu’on dégaine sous la lune.

Un paquebot passait. Oh, les paquebots, il connaissait. Pas de quoi rêver. Ce luxe désespéré des casinos flottants, hantés de retraités repus, qui vous flanque la nausée. 572ème sourire du capitaine pour la photo. Identique au premier. Mais un paquebot, vu de l’extérieur, fait toujours rêver. Il emporte avec lui le voyage. Cavaglieri imaginait des pays de grand silence où seules les orgues du vent pouvaient se faire entendre. Des pampas, des steppes, des banquises. Il survolait sans effort des labyrinthes ouatés, en quête d’osselets minuscules.

Il s’appuyait à la rambarde, torse en avant, ses rares cheveux offerts à la brise de mer, lorsqu’une jeune femme vint lui demander l’heure. Il eut un mouvement de recul, croyant avoir affaire à une chasseuse d’autographes. Il lui répondit fort aimablement. Mais elle ne semblait pas se satisfaire  d’une réplique aussi brève. Elle ajouta, songeuse : « Et puis, l’heure, pour ce que j’en ai à f… » Cela le fit sourire. Il venait justement de penser, en contemplant le large : « Nous sommes des poissons inconscients, nous nageons dans un aquarium au milieu de la mer. Au début, nous nous croyons éternels : les vitres sont si transparentes que nous ne les soupçonnons même pas. Mais avec les sédiments de l’âge, hé, hé ! elles deviennent de plus en plus opaques et nos eaux de plus en plus troubles. Et tous ceux qui nous parlent si doctement de la mer n’ont jamais quitté le bocal. Et puis, les poissons sont sourds, c’est bien connu. »

Il dit à la blonde qu’elle avait parfaitement raison, que le temps n’avait pas de montre. Mais elle lui avait déjà tourné le dos et s’en allait sur ses talons aiguille en tricotant de ses jambes effilées un superbe point de riz qui la faisait tanguer comme une barque au jusant.

« On a dû te poser un lapin, ma jolie. Eh oui, chacun porte sa croix. Et la mienne n’est pas des plus lourdes. Non, vraiment ! » Il se souvint de son professeur de chant, qui disait : « Le public, eh bien, il n’en a rien à fiche de tes petites misères. Les coups du sort, il faut que tu les ravales et que tu les transmutes en or. C’est ça l’alchimie de l’art. Tu voudrais pleurer des rivières et il faut que tu souries. Mais ton sourire doit s’enrichir de tes larmes rentrées. Elles lui donneront un charme inattendu, ce petit rien d’émotion qui emporte l’âme. »

Cavaglieri respira une pleine goulée d’air marin et tourna le dos à la mer. A posto. Sa décision était prise.

Ce soir-là, il fit un malheur au casino de Biarritz. Son récital prit des allures de grand-œuvre. Il porta sa voix jusqu’à l’incandescence. Mahler (Chanson à boire au chagrin de la terre) plongea le public dans une délectable amertume. Una furtiva lagrima et il passait aussitôt à Rigoletto. Donizetti, Bellini, Verdi, Puccini ressuscitèrent d’entre les morts. Sur la dernière note de Nessun dorma, le public se leva comme un seul homme et applaudit à tout rompre, ce qui lui valut un rappel inévitable : il avait choisi de tirer sa révérence avec Papageno :

Der Vogelfänger bin ich ja

Stets lustig, heissa hopsasa !

« C’est moi l’oiseleur, toujours joyeux, hop là ! » Un pied de nez à la statue du Commandeur et ciao !

L’ovation fut interminable. Assourdissante. Cavaglieri allait d’un bout à l’autre de la scène pour remercier. Il saluait, plié en deux à l’équerre. Les roses pleuvaient autour de lui.

Vu de l’extérieur, on aurait dit un paquebot en tenue de soirée qui passait tout éclairé dans la nuit.

Il riait. Bien entendu.

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