Moi, j’aime pas Mozart

Bérengère Deprez,

Ta ta ta taaaaaan. Ta ta ta taaaaaaaan.

Moi la musique classique faut pas m’en parler. La grande musique quoi. J’aime pas. C’est pas pour moi… tous ces beaux costumes, ces tralalas, ces duchesses à l’opéra, non merci. C’est pas ça qui va me faire vendre mes poireaux et mes salades. À côté de mon étal il y a Youssouf qui vend des disques arabes. Eh bien franchement je préfère ça même si je comprends rien. Ça balance, c’est gai… Quand il fait moins cinq comme aujourd’hui ça réchauffe… et quand je regarde passer les trains au Midi, en écoutant, ça me prend comme ça, des envies de voyage… d’enlèvement… alors je demande à Youssouf de passer Khaled, et il le fait mais pas longtemps parce que les jeunes n’aiment pas ça ils préfèrent le rap, et après – pourtant je suis pas du sérail, wouâââââh ! – il va nous chercher deux verres de thé à la menthe brûlant et très sucré, je lui dis choukrane et il répond inch’allah et on se marre ça nous fait passer la matinée parce que quand il fait froid comme ça les clients ils se bousculent pas…

Dans un couloir de la gare, près de la fin du marché, il y a un jeune qui joue du violon tout seul, et c’est triste. On dirait qu’il a été abandonné par sa copine. La musique ça ne devrait jamais se faire tout seul. Dans ma tête je lui donne une femme, je lui mets une jolie petite à côté de lui et qui jouerait de la flûte et qui de temps en temps passerait le chapeau, ça lui rapporterait plus que de le laisser traîner devant lui avec quelques sous… il lui sourirait de temps en temps d’un air enchanté en levant la tête de son violon… au lieu de ça il a l’air malheureux et il doit avoir très froid aux doigts. C’est ça les femmes, elles font toutes ça, elles te font jouer du violon et puis elles se barrent et toi tu continues à jouer tout seul. C’est ça Mozart, la tristesse.

En plus il s’entendait même pas il est devenu sourd il paraît. C’est pour ça qu’il foutait des tambours dans toutes ses symphonies, ta ta ta taaaaaan… et quelle tête de sauvage !

Il y a une affiche dans le hall de la gare avec ORCHESTRE PHILHARMONIQUE écrit en grand (je lis mieux les chiffres que les lettres, ça c’est sûr) et il y a la tête de Mozart et aussi de grandes feuilles de papier avec de la musique écrite dessus, et c’est joli comme de la neige avec des petites pattes d’oiseaux, je pense au chant du merle qui gazouille comme un bébé, à cinq heures, quand je charge le camion avec Patrick. Il ne fait jamais deux fois le même chant et pourtant je le reconnais toujours, c’est comme de la joie qui coule dans sa gorge, ou alors il fait «Pittt pittt pittt» et ça il paraît que ça veut dire qu’il marque son territoire, je pourrais l’écouter des heures mais voilà il faut charger le camion…

Giovanni, le vendeur de charcuteries et de fromages italiens, lui, il aime bien l’opéra, normal, c’est un Italien, alors ! Moi, j’ai jamais vu un Italien qui n’aimait pas les pâtes, les Alfa et l’opéra. C’est de nature. On se dispute parfois parce qu’il voudrait que Youssouf mette le son moins fort, il dit que ça lui casse les oreilles cette musique de barbares. Youssouf, il sourit, il ne se fâche pas souvent, même il met le son moins fort mais après les jeunes le poussent, alors il remonte le volume et moi ça ne me dérange pas. Alors de temps en temps Giovanni explose et se met à hurler « Figaro si, Figaro la» et moi pour le taquiner je fais «Figaro do, Figaro mi », et toute la gamme.

Non, j’aime pas la graaaande musique… Moi j’aime bien les petites musiques de jour et de nuit, le bruit des villes, le chant des trains même quand ils grincent, le tac-tac, tac-tac des roues sur les rails, le moteur du camion qui ronronne comme un gros chat, ou le pchhhttt des freins quand ils purgent, le cliquetis des clefs dans ma poche avec la monnaie, le bruit des pas sous le pont le matin tôt quand il n’y a personne et que ça résonne, le bruit tout doux comme du tissu, on l’entend à peine, des bouquets de persil qui s’entassent sur mon étal. Je suis sûr qu’on pourrait faire un vrai concert avec tout ça, de quoi rire, de quoi pleurer peut-être, enfin bref de quoi faire autre chose. Il y a des jeunes qui tapent ensemble sur des poubelles, j’ai vu ça à la télé, eh bien ça m’a noué le cœur, ces bruits de métal et la gomme qu’ils y mettaient, trop grave, comme ils disent !

Mozart c’est compliqué, puis c’est cher l’opéra, puis il faut s’habiller, Giova il y est allé, en Italie bien sûr, sapé comme un Russe, mais c’est un fameux tombeur, alors la fringue ça le connaît, on ne dirait pas comme ça quand il a son tablier blanc avec GIOVANNI brodé en vert dessus et malgré ses cinquante piges mais il y a toujours une grappe de femmes autour de lui, elles se battent pour se faire servir par lui et personne d’autre. Moi depuis que ma femme est partie parce qu’elle en avait marre de se lever tous les matins à quatre heures, on peut dire que c’est pas le paradis, bon, c’est comme ça, c’est la vie. Patrick, mon gamin, il a une copine, ça va comme ci comme ça, elle non plus elle n’aime pas la vie des marchés, d’habitude elle sort en boîte et elle rentre à l’heure où on se lève, elle fait un effort pour lui mais. On verra ce que ça tiendra. Finalement mon meilleur ami c’est mon rott, Jupiter, une crème de chien mais il faut le connaître, y a des choses qu’il ne supporte pas, qu’on traîne les pieds, qu’on éternue, il n’aime pas non plus quand on compte devant lui et ça c’est un peu gênant quand on rend la monnaie aux clients : «Et deux, et trois pour faire cinq et cinq pour faire dix » par exemple ça le fait aboyer. De toute façon la plupart du temps il dort dans le camion.

La copine de Patrick, elle est trop intello, elle a fait des études, elle veut travailler dans la culture, qu’elle dit. Nous ce serait plutôt l’agriculture, wouâââââh! L’autre jour elle me parlait d’un peintre, Rembrandt, un Hollandais, elle veut aller voir son musée à Amsterdam il paraît que c’est son anniversaire, les peintres hollandais ils sont tous fous, que je lui ai dit, déjà que Mozart était sourd, Rembrandt lui est-ce qu’il ne s’est pas arraché l’oreille ? Elle m’a regardé de son air que j’aime pas, genre prétentieux, mais elle n’a rien répondu, de toute façon elle passait juste en coup de vent voir si Patrick était là, mais il prenait sa pause au café avec la fille de Giova, elle est pas mal tiens, la prochaine fois au lieu de me taire je l’y envoie en direct, comme ça, ça pétera un bon coup et ce sera fini, et on restera entre nous avec Khaled et Figaro. Hein, Jupiter ? Mozart, Rembrandt, Mobrandt, Remzart, c’est le cas de le dire : pour moi c’est chou vert et vert chou…

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