Montage d’incipit

Véronique Bergen,

Une nuit insolite, impromptue, vient de surgir au cœur du jour. La lune, qui un instant avant se tenait invisible, a jailli en plein ciel, toute de noir, de hâte et de puissance armée. La mer était si paisiblement lisse qu’à peine ourlait-elle les falaises d’un friselis d’écume. Dans la brume, au large, les navires lointains devenaient noirs. Tonalités du paysage : du brun au bronze, ciel abrupt, nuages bas, sol de perle aux ombres nacrées et aux reflets mauves. La silhouette d’un homme se profila ; simultanément des milliers. Il y en avait bien des milliers. La lune émergeait de la mer : c’était la vieille lune que la brume vêtait mi de soie noire et mi de blanche. La mer jusqu’à l’approche de ses limites est une chose simple qui se répète flot par flot. Le vent strie la grande vague de petites vagues obliques. La peau de la grande houle fondamentale est ridée régulièrement par la cause superficielle de la brise, qui irrite légèrement la surface ; et la puissante forme de provenance lointaine se complique, devient une masse à facettes, une figure solide cristalline en transformation incessante, d’où émane la rumeur d’une matière en ébullition par l’infinie quantité de cris intimes, de déchirements et froissements, de plissements et de mélanges entre les eaux. La mer est une épée innombrable et une plénitude de pauvreté. Au-dessus du cap stérile et sablonneux, à l’endroit où la rivière se jette dans la mer, un promontoire, ou falaise, se dresse à pic à des centaines de pieds pour former le dernier avant-poste de terre.

Je dis à mon ami : « où l’histoire commence-t-elle ? Où notre vie individuelle prend-elle sa source ? Quelles aventures, quelles passions englouties ont modelé notre être ? D’où viennent les traits et les tendances multiples et contradictoires dont est fait notre caractère ? Je vis entre feu et peste, avec mon langage, avec ces mondes muets ».

Étourdissant d’ubiquité, omniprésent à chaque ténébreuse affaire, mon ami répondit : « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux ». Une balafre rancunière lui sillonnait le visage : arc gris cendre et presque parfait qui d’un côté lui flétrissait la tempe et de l’autre la pommette. Ou plutôt, il y avait d’abord ce visage allongé par quelques rides verticales, telles des cicatrices creusées par de lointaines insomnies, un visage mal rasé, travaillé par le temps. Toute la compagnie l’appelait « le Moine » parce qu’il n’avait pas de petite amie en ville et semblait toujours gêné quand les autres parlaient de leurs aventures féminines. Je me raisonnai, me disant « il parle. Laissez-le parler. Il ne pourra pas dire plus qu’il ne sait, plus qu’il ne vit ». Mais, nous en connaissons tous des moments d’exaspération, si bien que je l’interrompis, sachant trop qu’il allait me sortir son sempiternel « dans mes propriétés tout est plat, rien ne bouge ; j’ai assisté, incognito, à la déroute progressive de ma vie, au lent naufrage de tout ce que j’aurais voulu être. C’est la fin. Je suis anéanti. Il n’y a plus d’issue. Plus aucun espoir. Je suis perdu ». Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je ? Je ne prêtai plus attention à ses propos. J’écoutais les grandes voix abstraites. Les Anciens invoquaient les Muses. Nous, c’est nous-mêmes que nous invoquons. « Il n’a pas eu la vie qu’il méritait ». De cette maxime consolante, la vie de Baudelaire semble une illustration magnifique. Celle de mon ami y correspond avec plus d’acuité encore.

« Les illusions, — me disait mon ami —, sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensés, lorsque, ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur merci, c’est de les émouvoir par soumission à commisération et à pitié ».

Un miroir lui faisait face : il regardait ailleurs pour ne pas rencontrer son regard amaigri, décolore. Il rajouta : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, le vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. Sur le Pont neuf j’ai rencontré… ». Je le coupai à nouveau, si bien que, dépité, il lança sèchement en ma direction « ce qu’est un homme, tout le monde le sait », puis sortit.

J’appartiens à l’une des plus vieilles familles d’Orsenna. Ma mère était andalouse. Quand j’étais tout enfant, nous habitions à la campagne. À cette époque, c’était toujours fête. Un grand miroir très ancien, acheté voici au moins quatre-vingt ans, ornait le vestibule de cette riche maison. En argent la fine coutellerie, les belles fourchettes ; en argent les plats où un arbre ouvré dans la concavité du métal recueillait le jus des rôtis ; en argent les compotiers à trois coupes, couronnés par une grenade en argent ; en argent les cruches à vin martelées par les orfèvres ; en argent les plats à poissons avec leur pagre en argent au ventre rebondi sur un entrelacs d’algues ; en argent les salières, en argent les casse-noisettes, en argent les gobelets, en argent les petites cuillères gravées d’initiales… Je dirai pour commencer cette évocation des jours et des années de mon enfance que le seul personnage que je n’ai pu oublier fut la pluie. Avançons dans la genèse de mes prétentions. Ai-je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne ou négrier farouchement taciturne ? À l’est de Suez quelque oncle retourné en barbarie sous le casque de liège, jodhpurs aux pieds et amertume aux lèvres, personnage poncif qu’endossent volontiers les branches cadettes, les poètes apostats, tous les déshonorés pleins d’honneur, d’ombrage et de mémoire qui sont la perle noire des arbres généalogiques ? L’une de mes premières fiertés avait été mon prénom. Lorsque j’avais six ans j’ai vu, une fois, une magnifique image, dans un livre sur la forêt vierge qui s’appelait Histoires vécues. Ça représentait un serpent boa qui avalait un fauve. Quand nous étions enfants, mon jeune frère, que Dieu l’ait en sa sainte garde, indiscipliné, énervé, sans aucune volonté de travailler donnait énormément de fil à retordre. Mon frère et son meilleur compagnon cherchaient querelle à tout moment : à travers la barrière, entre les vrilles des fleurs, je pouvais les voir frapper. Pendant de nombreuses années, j’ai soutenu que je pouvais me rappeler des choses vues à l’époque de ma naissance. Chaque fois que je tenais de tels propos, les grandes personnes commençaient par rire, puis, se demandant si je ne cherchais pas à les mystifier, elles considéraient avec antipathie le pâle visage de cet enfant si peu enfantin. Dès ma petite enfance, mon père, bien des fois, m’avait parlé du Pavillon d’Or ; descendu du cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr de sa victoire. Mon père avait un ami, le vieux baron von Brackel qui, dans sa jeunesse, avait parcouru le monde, visitant maints endroits et se liant à d’innombrables gens ; il s’était forgé un dicton de prédilection qu’il ne se lassait de nous répéter : les jours de l’avenir se dressent devant nous comme un alignement de petits cierges allumés, de petits cierges dorés, chauds et vivaces. Un souvenir prégnant ? Un jour d’été… debout au petit matin, ce jour-là, j’étais jeune alors, ma mère pendue à la fenêtre en chemise de nuit pleurant et gesticulant ; aussitôt qu’elle me vit, elle recouvra son sang-froid et me sortit, d’un ton solennel « c’est une très belle chose et très noble que de se mirer au miroir de nos anciens et de s’enquérir des livres qui furent écrits pour nous montrer les bons exemples, nous avertir des traverses et encombres mortels qui se trouvent communément en ce pèlerinage de vie humaine, nous instruire à bien faire ainsi qu’ils firent, et nous mettre en garde contre le mal qu’ils n’ont su toujours éviter ». Je n’avais oublié que la veille, elle m’avait lancé « le sale vampire ! Oui, Léon tu es le digne fils de ton père… Sale vampire !… ». Pour apaiser tous mes tourments, elle sortait sa petite phrase magique « quand nous réunirons-nous toutes les trois, en coup de tonnerre, en éclair ou en pluie ? ». De plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer. Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Un conte de mon enfance ? J’ai entendu dire : il y a dans l’eau une pierre et un cercle et au-dessus de l’eau une parole qui met le cercle autour de la pierre. Une image de notre seconde résidence : au bout du chemin qui monte à travers la forêt, posées sur une haute butte d’herbe, entourées d’un torrent dévalant la montagne, une ferme et ses annexes ouvrent sur un cirque dominé par des glaciers. Ce qui importe, c’est la vérité. Que Dieu soit mort fait partie des vérités premières : on me l’a enseigné bien avant que je fusse majeur. Il me semble pourtant un peu moins mort à mesure que les années s’écoulent. Toute existence est une lettre postée anonymement ; la mienne porte trois cachets : Paris, Londres, Venise ; le sort m’y fixa, souvent à mon insu, mais certes pas à la légère.

Ma certitude ? Que l’homme fuit l’asphyxie, que, sans cesse à mes côtés s’agite le Démon. Que, pourtant, le chant du coq, l’aube, les chiens qui aboient, la clarté qui se répand, l’homme qui se lève, la nature, le temps, le rêve, la lucidité, tout est féroce. Les hommes, il faut les voir d’en haut. Même les dieux morts gouvernent. Même les malheureux craignent pour leur bonheur. Langue du rêve. Langue du passé. Aidez-moi à sortir de ce puits, à me débarrasser du cliquetis dans mon crâne… Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes : après moi, la langue ne sera plus tout à fait la même. Elle entrera dans une nuit remuante. J’aime à dire. Mieux encore, j’aime à enfiler les mots. Là où d’autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit. La vie est de brûler des questions. Ce monde a quelque chose de bon : il suffit de le considérer pour être aussitôt guéri de l’antique peur de le perdre.

Le gris argent du matin, l’architecture des arbres perdus dans l’essaim de leur feuille… Un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages : les lambeaux de la pourpre usée des couchants déteignent dans une rivière dormant à l’horizon submergé de rayons et d’eau. Les pierres sont mortes. L’air est comme du roc. La terre pèse de partout. Le ciel n’avait pas achevé de s’éclaircir. D’un côté, des champs de boue à l’infini, cordeaux d’arbres, la pluie, l’orage, route qui s’enfonce parmi les terrils spectraux et les emblavures, route incertaine, cahoteuse. De l’autre, une… deux… trois… quatre îles au moins ; et d’autres vont sortir lentement du néant, usées comme de vieilles meules, ou lisses comme des glands, improbable semence d’une péninsule ravagée par la guerre… Au loin, c’est une colline verte avec pour seul ciel, derrière le sommet, le pressentiment d’une illumination. La clairière est un centre où l’on ne peut pas toujours pénétrer ; de la lisière, on la regarde, et l’apparition de quelques traces d’animaux n’aide guère à franchir ce pas. Un torrent effréné roule entre deux falaises. Le fleuve s’étale, lentement. Coule, se lamente et baigne ses flancs. Sur la crête de l’ocre falaise d’argile, les meules s’affligent en leurs rangs. Il y a dans le pays plusieurs mondes véritablement. J’imagine le vent qui roule un cœur sur les pavés de la cour, un ange qui sanglote accroché dans un arbre, des nuages qu’on sent bouger dans les pierres… Deux jours auparavant, je gravissais un sentier de montagne en me disant : à user de son intelligence, on ne risque guère d’arrondir les angles. Ce matin, je vis un jeune garçon le long du littoral. Le garçon descendit les derniers rochers et se dirigea vers la lagune en regardant où il posait les pieds. Ce n’est pas absolument pas vrai, ce qu’il dit, que ça ralentit les réactions. Certaines drogues, oui, mais avec celle-ci c’est tout le contraire, elle accélère les gestes et les rend plus précis.

Si, par une belle journée, vous gravissez le sentier qui part, en pente raide, du petit pont de bois que l’on continue d’appeler, par ici, « le Pont de l’Hésitation », bientôt entre deux cimes de gingkos, vous apparaîtra le toit de ma maison. Au-dessus de la porte d’entrée, une plaquette en bois porte cette inscription : « celui qui a toujours affaire aux reflets sera peu enclin, dans le bien et le mal, à croire aux choses solides ». Beaucoup de vent affecté à ce lieu et le cri des ruminants comme un genévrier fendu par la tempête. Ce lieu me suffit où le parfum n’est pas rare… Ça me fait quelque chose quand les jours s’allongent, que la lumière grandit et que le soleil se couche de plus en plus à l’ouest, au-dessus des collines, comme s’il allait faire le tour complet de l’horizon. Parmi les objets bizarres, inusités, qui encombrent ma chambre, se voit un assez joli bocal ancien, en verre de Bohème, empli d’une eau émeraudine et dont l’ouverture est couverte d’un parchemin. Depuis deux jours on peut contempler le calme de la mer dans le ciel redevenu pur, comme on contemple une âme dans un regard.

Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu’il faisait. Aujourd’hui, je savais que dans un bouge de quartier de Londres, dans un lieu hétéroclite des plus sales, au sous-sol, Dirty était ivre.

D’abord, un grand désir m’était venu de solennité et d’apparat. Je me souvins. La chaleur de juillet était accablante. C’était ici. C’est là qu’elle se tenait. Ces lionnes de pierre, sans tête à présent, l’ont regardée. La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, une femme passa. Elle était fort déshabillée. Les grandes décisions se prennent dès l’enfance, celles qui orientent le cours des astres et l’allure des songes : je l’aimai. Je lui envoyai une première lettre : « je cède à ton désir. Le privilège de la femme que nous aimons plus qu’elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper la boudeuse expression de vos lèvres que le moindre refus attriste, nous franchissons miraculeusement les distances, nous donnons notre sang, nous dépensons l’avenir ». Subtile, elle reconnut l’original. Elle me répondit «  mon intention : je deviens une meurtrière en répétant par les mots la vie d’autres meurtrières ».

J’avais rapidement chassé ces souvenirs qui m’assiégeaient et appelé mon ami. En entrant, ce dernier m’avait dit : « c’est une maxime faussement établie qu’il n’est pas permis de faire un petit mal dont un plus grand bien pourrait résulter ». Puis, allumant une cigarette, il avait ajouté d’un air espiègle « quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Depuis l’aube, un geai s’agitait en criant. Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les milles plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée. Un ciel pur comme de l’eau baignait les étoiles et les révélait. Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil, les clés aux gens du phare, et l’astre roué vif sur la pierre du seuil… Je me souvins qu’une année les eaux montèrent…

J’ai habité le visage d’une femme qui habite une vague… Mais comment vivre sans inconnu devant soi ? Je hais les voyages et les explorateurs. Je peux très aisément m’imaginer finir dans un port délabré, sur une côte désolée… Soit blessure, soit bonheur, il me prend parfois l’envie de m’abîmer. Au mur, j’ai accroché un poème :

« Tu avais beau faire et beau dire

Je fus cette ombre qui te suit

Le temps par tes doigts qui s’enfuit

Comme le sable noir des nuits

Le soleil brisé dans la pluie ».

Je devinai que mon ami songeait « cela aurait dû lui être égal à présent et pourtant cela lui fit mal ces ragots dits de bouche à oreille ». Il est d’étranges matins d’été à la campagne par lesquels le citadin de passage qui marche de bonne heure à travers champs reste frappé de surprise devant l’hypnose du monde vert et doré. Il y a quelques semaines, un de ces étranges matins d’été, j’étais tombé sur le journal de Dirty et y avais lu ces quelques phrases : « laquelle de nous deux avait la première avancé son visage vers l’autre, nous ne savions pas. Qu’importe, quand nous en prîmes soudain conscience, nos lèvres étonnamment proches se joignirent en un baiser de la manière la plus naturelle ». Ébranlé, je continuai néanmoins ma lecture, piochant au hasard « je veux une arme pour me défendre, je veux le plus beau corps de la terre, je veux que le ciel de la nuit me protège, j’ai de la folie dans la tête, j’ai de l’or entre les mains, je suis une femme, je suis un homme, je suis tout, je ne suis rien, je déteste les filles qui font trop filles ». Une feuille se détacha du carnet ; deux phrases y avaient été calligraphiées avec soin : « d’amour j’attendais… Quand nous restons face à face et que je te regarde dans cette lumière où tu apparais, pas même Hermione n’est aussi belle, Hélène aux cheveux d’or c’est toi ».

Je pensai que dans notre vie rien n’a jamais été droit. Je savais que j’avais perdu Dirty. Hier, elle a dit que je ne l’aimais pas vraiment. Que je prétendais l’aimer, que je croyais l’aimer mais qu’en vérité, non. Je me souvins de notre première rencontre : l’atelier était plein de l’odeur puissante des roses… J’étais arrivé à une presque complète indifférence à l’égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand-mère pour Balbec. Quand je subissais le charme d’un visage nouveau, quand c’était à l’aide d’une autre jeune fille que j’espérais connaître les cathédrales gothiques, les palais et les jardins d’Italie, je me disais tristement que notre amour, en tant qu’il est l’amour d’une certaine créature, n’est peut-être pas quelque chose de bien réel, puisque si des associations de rêveries agréables ou douloureuses peuvent le lier pendant quelque temps à une femme jusqu’à nous faire penser qu’il a été inspiré par elle d’une façon nécessaire, en revanche si nous nous dégageons volontairement ou à notre insu de ces associations, cet amour, comme s’il était au contraire spontané et venait de nous seuls, renaît pour se donner à une autre femme. C’est alors que je fis la connaissance de Dirty. Tout au début, elle me dit « je n’habite pas la vie mais la mort. Toujours, tu reviens, mélancolie… La fonction de l’amour est de fabriquer de l’inconnaissable ». Puis elle m’avoua « pendant longtemps, je n’ai pas appelé ça faire des passes. Je quittais le travail, je traversais la rue vers la gare, et si un mec — on dirait plutôt un homme, je suppose — était descendu du train et rentrait chez lui, je lui prenais son argent ». La dévorant des yeux, je me chuchotai en silence  « qui peut échapper à ce que dit le mot désir ? La Beauté m’assiège à en mourir ». Très vite, je compris qu’il est des êtres qui attirent la foudre, que Dirty en faisait partie. Je confesse qu’avec elle, d’accord, la nuit, une fois de plus une lutte acharnée contre la mort, les bribes d’un sommeil tourmenté, ma chambre d’enfant ébranlée par plusieurs orchestres fatals et toutes ces voix de cambrioleurs qui crient mon nom dans l’arrière-cour. Voix fleur lumière écho des lumières cascade jetée dans le noir chanvre écorcé filet dès le début c’est perdu plus bas je serrais ses mains fermées de sommeil.

Cinq heures. Un clocher, lointain par bonheur, vient d’en donner l’annonce. Son des cloches, chanson des cloches, supra urbem, sur la ville entière, dans l’air débordant de résonances ! Cloches, cloches qui tour à tour s’élancent et se balancent, oscillent et vacillent à leurs poutres, dans leurs beffrois, en une confusion babylonienne aux centaines de voix ! L’infortune du monde hante l’après-midi. Les lueurs se sont multipliées. Violent le vent, secoue les carreaux, arrache les volets à leurs ligaments. La mer allait et venait, comme un chien autour du lit de son maître. Grise, et patiente. Grise et verte de lumière, et le vent tiède déchirait les derniers nuages. Je t’imaginais, Dirty, t’avançant au milieu de tes femmes… L’été chantait sur son roc préféré quand tu m’es apparue, l’été chantait à l’écart de nous qui étions silence, sympathie, liberté triste, mer plus encore que la mer dont la longue pelle bleue s’amusait à nos pieds. Qu’est-ce qui m’a pris, en ce jour de foule, d’arrêter mon regard sur toi ? Et qu’est-ce qu’il lui a pris, à mon regard, de ne plus s’arrêter de ne voir que toi ? Tes cheveux bleus aux dessous roux, tes yeux trop durs qui sont trop doux… Des anges, bons ou mauvais, je ne sais, te jetèrent en mon âme. Dirty, ma Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-li-ta : le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir à trois, cogner contre les dents. Comme une huile noire ton absence… M’introduire dans ton histoire… je ne veux. Pour chasser l’image de Dirty, je pris un livre : « La citadelle de Machaerous se dressait à l’Orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d’un cône. Quatre vallées profondes l’entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrième au-delà ». Regardant la calme surface des flots, je pensai que l’idée de meurtre évoque souvent l’idée de mer, de marins. Le ciel s’était éloigné d’au moins dix mètres. Dire qu’il y a toujours quelque chose qui me préoccupe… Ah ! j’en ai des soucis pour me ronger le cœur ! la clarté du dehors ne distrait pas mon âme… Une propriété essentielle d’une pensée est ce pouvoir qu’elle a de traverser d’autres pensées sans s’y confondre, comme les images ou les voix de convives opposés se traversent sans se troubler. Il n’est que trop vrai que les pensées que nous avons donnent une forme arbitraire aux mouvements invisibles des royaumes intérieurs. Le mieux serait d’écrire les événements au jour le jour. Tenir un journal pour y voir clair. Ne pas laisser échapper les nuances, les petits faits, même s’ils n’ont l’air de rien, et surtout les classer. Chanter l’Amante est une chose. C’en est une autre, hélas ! de chanter cet occulte coupable Fleuve-Dieu du sang… Nous, je parle des hommes, ne fessons plus nos jeunes femmes. Peut-être même ne les avons-nous jamais fessées. Cette abstention, cette carence est scandaleuse.

Pour un temps… nous séparer, c’est nous qui l’avions décidé, l’estimant bon et sage ; alors, pourquoi l’accomplissant, l’acte fut-il affreux comme un assassinat ? Quand je suis en pleine lecture, j’ai du mal à m’en arracher, je peux y passer des semaines. C’est pourquoi, pour calmer la douleur dans laquelle m’avait plongé le départ de Dirty, je me jetai à corps perdu dans ma plus ancienne passion. Quand le monde me pèse, que le fil ténu de ma vie s’étire à se rompre, je rappelle à moi un braconnier du vent, une présence radieuse émiettée dans les airs, un souffleur fantôme au théâtre des âmes et des anges. Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps ; et leur propre contenu.

Dans un cahier, j’inscrivais depuis peu quelques pensées éparses : siècle mien, brute mienne, qui saura plonger les yeux dans tes prunelles et ressouder avec son sang les vertèbres des deux siècles ? Cette époque, la nôtre, est essentiellement tragique ; alors nous refusons de la prendre au tragique. Tous les hommes éprouvent, par nature, l’envie de savoir ? La preuve en est l’amour des sensations. Ou des poèmes pour Dirty : Il n’y a point au ciel assez d’yeux pour te voir Je n’ai d’autre miroir que mon cœur à te tendre Il garde pour lui seul ton visage secret. Écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue. La littérature est plutôt du côté de l’informe, ou de l’inachèvement, comme Gombrowicz l’a dit et fait. Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C’est un processus, c’est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu. Mais, l’homme laisse-t-il un nom par ses seuls écrits ?

D’autres en auraient pu faire un livre, mais l’histoire que je raconte ici, j’ai mis toute ma force à la vivre et ma vertu s’y est usée. Rien n’est plus déplaisant qu’un récit de bonnes fortunes. Raconter quelque chose ? Mais je ne sais rien. Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. On ne peut pas écrire un livre. Je déclare que pour qu’un livre soit, il y faut les levants, les nuits, le choc des fers, les plaines et les vents, les siècles — et la mer qui joint et qui sépare. Or, l’éternelle Vérité de ce Verbe n’est pas comprise par les hommes, ni avant qu’ils l’aient entendue, ni lorsqu’ils l’entendent pour la première fois. Assez de mots, assez de phrases ! ô vie réelle, sans art et sans métaphore, sois à moi. Vivre, bien sûr, c’est un peu le contraire d’exprimer. Les dieux sont des hôtes fugitifs de la littérature. Ils la traversent, laissant leurs noms dans leur sillage. Mais ils la désertent très vite. Chaque fois que l’écrivain ébauche un mot, il doit les reconquérir. Il existe en littérature une internationale des enfants spartiates : ils portent sous leur chemise un serpent qui leur dévore les entrailles, ils ne crient pas leur doleur, ils laissent grandir leur blessure juqu’à ce qu’ils ne soient plus eux-mêmes qu’une immense plaie. La lumière des idées combat avec l’obscurité du fond créateur et au cours de ce combat elle engendre le jeu des couleurs de l’imagination. Que quelques-uns de mes derniers poèmes soient convaincants, ne retire pas de son importance au fait que je les compose avec de plus en plus d’indifférence et de répugnance. Les fleuves s’enfoncent perpétuellement dans la mer. Ma vie dans le silence. Tout âge est aspiré dans son passé comme la fumée dans le ciel. Il est des lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même. Ma solitude est un théâtre à ciel ouvert. L’invisibilité me semble être la condition de l’élégance : je travaillais à me rendre invisible. Comme après tout si je consens à l’existence c’est à condition de l’accepter pleinement, en tant qu’elle remet tout en question…

Le premier beau soir a dressé son camp dans le jardin et a placé un rayon en sentinelle à chacune des fenêtres de la maison. Que les fins de journées d’automne sont pénétrantes ! Ah ! Pénétrantes jusqu’à la douleur ! car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ; et il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini. Une sorte de couverture déchirée — je n’y voyais pas vraiment clair dans la pénombre du soir — s’était accrochée presque à la cime d’un arbre et se gonflait doucement dans le vent. Une phrase remontait en moi : sourd comme le massacre de Soleils occis par les sabres du Soir…

Le mince croissant de lune aperçu le soir dans le jardin, la serpe qui est pure illusion, qui est chose aiguë mais aussi doucement lumineuse, la « serpe de lait » qui perdra vite sa forme, qui s’inscrit un instant dans le ciel du couchant et surprend toujours, qui vous accompagne avec fidélité, lointaine, mais présente… Le crépuscule commençait. Une nuit, ou plutôt un jour imprécis tombait sur la plaine : on n’aurait pu dire en quel sens se dirigeait le crépuscule. Observons la nuit. Elle est presque parfaite, l’étoile Polaire est visible à sa place exacte, à la droite de la ligne formée par Merak et Dubhé, en multipliant par cinq la distance qui les sépare. Les nuages couraient sur la lune enflammée. Je me mis à la fenêtre. Ce samedi, la femme passa devant moi à la même heure environ que les nuits précédentes. Sans la moindre hésitation, je reconnus Dirty.

 

* Dans cet assemblage de premières phrases, de débuts de romans, de nouvelles, de poèmes, de pièces de théâtre, d’essais, quelques raccords ont dû être aménagés deci, delà.

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