Marginales 270-271 – Les carnets d’Hubert Nyssen

Hubert Nyssen,

1er janvier 2008 – Vœux présidentiels, d’année en année même rhétorique qui rappelle les compliments qu’on apprenait jadis aux enfants tenus de les faire à leurs parents, le 1er janvier, serment de sagesse, de respect et d’assiduité. Il arrive cependant que des mots ont soudain un ton qui s’écarte du ronronnement habituel. Hier ce fut le souhait d’une « politique de civilisation ». Le président ne s’est pas gêné pour détourner de son sens une formule d’Edgar Morin…

8 janvier – Cinquième volume de la Correspondance de Flaubert que la Pléiade vient d’éditer. Le 29 mai 1876, sa dernière lettre à George Sand se termine par ces mots : « Adieu, chère bon maître. Amitiés aux vôtres. Je vous embrasse bien tendrement. Votre vieux. » George Sand est morte neuf jours plus tard. Au moment où je m’endormais, ce fut avec l’impression que j’avais pris le deuil.

On se demande parfois comment le monde pourrait finir. Pour le savoir, peut-être suffit-il de regarder aux actualités les images de Naples ensevelie, non pas sous les cendres du Vésuve, mais sous les détritus qu’on ne ramasse plus depuis des semaines…

10 janvier – En décembre, il me revenait qu’à un quarteron d’éditeurs invités à l’Élysée il avait été conseillé avec véhémence et hochements de tête de mettre une sourdine à leur morosité et de se servir de la télévision pour convaincre les jeunes de lire. Hier, il était soudainement question de supprimer la publicité sur les chaînes publiques. Et à qui échappait-il que ce serait le plus sûr moyen de doper les chaînes privées (salut les copains) et très vite après de faire la démonstration que les chaînes publiques coûtent trop cher au contribuable (bonne nuit, les petits) ? Il est vrai qu’un jour on entend supprimer les trente-cinq heures et que le lendemain on jure n’avoir jamais eu l’intention d’y toucher. Impériale clarté… Parmi les cartes de vœux que j’ai reçues, il y en avait une qui rappelait cette réflexion de Jules Renard : « Si la girouette pouvait parler, elle dirait qu’elle dirige le vent. »

16 janvier – Ce matin, en Arles, un avant-goût de printemps qui a disparu ce midi avec l’arrivée d’une escadre de nuages noirs. Promesses d’amandiers en Heurs suivies d’un retour en hibernation ? Saison plus capricieuse encore que la politique dont on nous inflige alternativement les rodomontades et les repentirs. Ils sont de plus en plus nombreux, journalistes, observateurs, simples particuliers, à montrer leur surprise, à faire état de leur indignation ou à manifester leurs sarcasmes en constatant la manière dont nous sommes gouvernés. Mais qu’ont-ils constaté qui n’était pas déjà visible quand ils mirent leur bulletin dans l’urne ?

18 janvier – Au moment où Actes Sud se prépare à célébrer son trentième anniversaire, il m’a paru injuste que soit oubliée la naissance de cette maison d’édition dans une bergerie du Paradou. À la correspondante de La Provence pour la Vallée des Baux j’ai donc entrepris de raconter l’histoire comme si c’était une des Lettres de mon moulin. Pour en venir, avant de nous séparer, à l’incertain statut de ce village qui ne comptait que quatre cents feux quand j’y suis arrivé et qui ne paraissait pas encore remis d’avoir été privé de son identité (Saint-Martin de Castillon) par l’administration impériale. Et là, j’en avais à dire…

19 janvier – Dans la page des débats du Monde, a paru un article signé par Thierry Wolton et intitulé « Les libraires contre Internet » qui met en émoi le petit monde de la librairie et ceux qui savent quel difficile métier est devenu le sien. Wolton s’indigne que le Syndicat de la librairie ait obtenu la condamnation en justice d’Amazon pour non-respect de la loi Lang sur le prix unique. « Combat d’arrière-garde », écrit-il. Et on le sent qui râle parce que cette condamnation va lui infliger une augmentation du prix des livres qu’il achète par ce canal. Historien, il devrait savoir que la loi dite du prix unique a empêché les libraires de connaître le désastre où se sont retrouvés les disquaires. Écrivain, il devrait savoir aussi que seule la librairie indépendante a permis aux éditeurs, du moins à ceux qui sont motivés par la reconnaissance des œuvres et des idées, de publier des livres qui n’auraient plus guère de place dans un système dit de libre concurrence, d’ailleurs plus sauvage que libre.

La question n’est pas nouvelle et l’on peut voir que, dans le monde de l’édition, par l’effet combiné de la mondialisation et d’incessantes innovations techniques, on subit des mouvements de nature tectonique. Des systèmes anciens s’usent, des usages nouveaux apparaissent. C’est comme dans la vie, l’un naît sans attendre que l’autre meure. Aussi, plutôt que dévaluer la valeur des uns et opposer aux autres un sot misonéisme, on ferait mieux de s’interroger sur la complémentarité des uns et des autres et d’associer la nouveauté à la richesse de certains héritages. Aucun syndicat de libraires n’entravera, certes, la montée d’Internet mais aucune manifestation de celui-ci dans le domaine des livres ne saurait se passer du savoir-faire des vrais libraires si tant est que l’on veuille encore des livres qui ont du sens.

Je suis prêt à tenir un pari dont je crains de ne pas voir l’issue car, si les choses vont vite, il leur faut tout de même un temps que sans doute je n’ai plus. Et ce pari consiste à penser qu’un jour assez prochain il y aura déploiement d’un vaste commerce internautique de livres et que persistera en même temps, au sens où on le disait au XVIIIe siècle, une industrie du livre de papier, « beaux livres » certes, mais aussi livres dont le sens ou le propos n’ont rien à faire dans les impitoyables compétitions de vente. J’aurais aimé que Wolton allât dans ce sens et nous fît un peu réfléchir. Au lieu de quoi, avec une triste complaisance, il a livré nos libraires au mépris pour incompétence et abus de privilèges. Ces méthodes-là ont une odeur et une histoire. Comme l’écrivait le regretté Jean Duvignaud, « le mépris est la fausse monnaie du commerce des hommes… »

21 janvier – Un lundi qui se lève, tout habillé de brouillard, et qui se dévêt ensuite au soleil. La journée démarre en trombe… « Les déchirements sont aussi pour le lecteur ! » m’écrit Lucien Clergue après avoir lu le roman. Thierry Fiorile est venu m’interviewer pour un insert dans le 9-10 de Vincent Josse à l’antenne de France Inter. Ce sont là des conversations qui, sur un mot, vous font partir au large, et les souvenirs se mêlent alors aux débats d’idées pour y mettre leurs épices et leurs malices.

26 janvier – Premier grand article à paraître sur Les déchirements, celui de Ghislain Cotton dans Le Vif/L’Express daté d’hier. Il désigne d’un titre – L’impossible vérité – le nœud même de l’ouvrage, d’un commentaire attentif il y conduit le lecteur mais, avec autant de discrétion que s’il s’agissait d’un polar, il prend soin de ne pas révéler la déchirante surprise que la lecture réserve à l’ouverture d’un certain chapitre.

27 janvier – Flaubert à Louise Colet : « Tu donnerais de l’amour à un mort. Comment veux-tu que je ne t’aime pas ? »

31 janvier – Hier, l’aller-retour à Strasbourg fut mené tambour battant. Strasbourg est une ville certes hantée par les séjours que j’y ai faits, mais aussi par la présence que je lui ai donnée dans certains de mes romans. Nous étions logés à L’Hôtel de la Cathédrale… Voici près de trente ans, j’y avais passé une nuit infernale parce que, de quart d’heure en quart d’heure, j’y avais été réveillé par les cloches. Je fus rassuré, désormais elles sonnaient une dernière fois à dix heures, à la manière dont elles le faisaient jadis pour avertir les indésirables qu’il était temps de quitter la ville.

Nous sommes donc allés dans cette librairie Kléber où je fus bien souvent avec des auteurs que je venais y présenter. Cette fois, c’était mon tour. On m’avait fait une magnifique vitrine, il y avait à l’entrée une grande exposition de tous mes titres et, là-haut, un public de cent cinquante personnes auxquelles François Wolfermann m’a présenté, l’envie soudaine m’est venue de remercier ces gens avec une chose que je crois savoir faire et la seule que je pouvais alors leur offrir : une lecture. Et je leur lus deux extraits des Déchirements. Après, j’ai répondu aux questions. Dans le Livre d’Or j’ai écrit que, par un de ces paradoxes dont je suis friand, j’étais venu présenter Les déchirements dans une ville où j’avais tant d’attachements…

2 février – Ce matin, après une nuit que de sales cauchemars ont perturbée, j’avais rendez-vous avec la colère. Je venais en effet d’apprendre que la prochaine Foire du Livre de Bruxelles, en mars, se déroulerait sous le signe des « mots en colère ». Du coup, afin de me mettre en train, je suis allé rechercher ce que j’avais écrit, il y a quatorze ans déjà, pour un numéro que Digraphe, une revue publiée par le Mercure de France, consacrait à la colère. J’en ai fait une version courte. À chacun sa colère…

« Dessine-moi une colère ! m’avait demandé le Petit Prince. La colère est le miel de la tragédie et le fiel de la comédie, lui ai-je crié, elle est capricieuse, sensuelle, iconoclaste, arable et fertile, comme la moutarde elle monte au nez du père ingrat, du fils prodigue, de la femme adultère, de l’amant déconfit, du bossu, du priape, de l’impuissant, du poète, et même du philosophe ! De surcroît, la colère est une fleur carnivore… Et sur ces mots j’ai bouffé le Petit Prince. Aussitôt ma colère est tombée comme le mistral au coucher du soleil. »

4 février – Après la fraîche et lumineuse journée de dimanche, le ciel a été pris de fureur cette nuit et il a fait un vacarme épouvantable avec orages et pluie torrentielle. Le plombier est venu ce matin pour réparer les dégâts. Georges, le père de notre actuel plombier, était aussi philosophe. À l’époque oit il a équipé le mas en eau, chauffage et lumière, puis quand il venait par la suite pour une réparation ou un dépannage, il m’entretenait longuement d’idées qu’il m’exposait avec l’air de me les emprunter. Il prétendait n’avoir ni le temps ni la capacité de lire des choses savantes, mais un jour où il m’avait entrepris sur les rôles respectifs de l’eau et du feu dans l’univers, je parvins à le pousser avec tant d’insistance qu’il finit par m’avouer, comme s’il confessait une activité au-dessus de sa condition, qu’il avait lu des pages de… ou sur Héraclite. Quelque temps après, Christine me dit avoir remarqué que, sur les factures établies par l’épouse de Georges, les heures correspondaient, non seulement au travail effectué, mais aussi au temps consacré à nos discussions philosophiques. Peut-être Georges ne le savait-il pas et nous n’avons rien dit.

5 février – À France 3 Méditerranée, accueil complice de Muriel Gensse sur le plateau de 7 minutes avec… J’ai surpris l’équipe par ma réponse à la première et habituelle question : quel métier avait souhaité faire l’enfant que j’avais été ? Non, ni pompier ni aviateur, ai-je dit, mais instituteur parce qu’il y avait à l’école une ravissante institutrice. La toute dernière question y a fait écho… Ce qui me porte vers les femmes ? J’ai ressorti la parabole du paysage devant lequel les hommes font l’inventaire de ce qu’ils reconnaissent et peuvent nommer quand les femmes, elles, tentent de saisir la totalité et d’exprimer l’émotion qui leur en vient…

6 février – Il y a deux semaines déjà que je n’avais plus mis les pieds chez Actes Sud. J’y suis allé ce matin par un temps superbe mais froid. La voiture que nous avions laissée dans la cour en revenant de Marseille s’était couverte pendant la nuit d’un glacis qui, sitôt le moteur mis en marche, s’est fragmenté sous l’effet de la chaleur. Or, dans ces morceaux délicats et translucides, aux formes variées, que les Québécois appellent joliment frasil, glissant sur les vitres avant de fondre, il y avait un signe dont je n’ai compris le sens qu’en arrivant aux éditions. Là, au-dessus de la trentaine de livres parus en mon absence, se trouvait en évidence celui d’Antoinette Sturbelle, intitulé Mes recettes ont une histoire. Ces recettes dont elle livre le secret et qu’elle a décrites en y mêlant des souvenirs et des documents, Antoinette les a recueillies dans les différents pays où est dispersée sa famille. Et le bel album s’ouvre par la Norvège, pays de neige et de cristaux. C’était là, le signe ! Le livre, en même temps qu’il éveille la gourmandise, donne envie de cuisiner, même à des rustres comme moi qui ne m’y suis jamais risqué.

Arrivé à la page 65 du livre de Jérôme Garcin, Son excellence, Monsieur mon ami, j’ai fait un mot à l’auteur pour lui dire le grave bonheur que m’avait donné la lecture du chapitre qu’il consacre aux relations de François-Régis Bastide avec Paul Gadenne. Car c’est le vrai Gadenne que j’ai retrouvé là, celui que, sans jamais l’avoir rencontré, j’ai si bien connu par la lecture de ses livres, par la publication que j’ai faite de certains et par d’interminables conversations que j’eus à son sujet avec sa veuve, sa nièce et… François Mitterrand.

8 février – Sept heures de sommeil ininterrompu. Aube fraîche, matin de printemps, pas le moindre mistral, fenêtres ouvertes. Et les bourgeons du platane grossissent à vue d’œil. Dans Livres Hebdo, l’organe de la corporation des éditeurs et des libraires, Jean-Maurice de Montrémy écrit que Valentin, dans Les déchirements, s’aperçoit que la narration « devient elle aussi un personnage qui lui imposerait ses vérités, nées au fil des phrases ». La narration devenue personnage… Il y a un plaisir, que je ne boude pas, à voir ainsi reconnue une intention qui pouvait passer inaperçue.

9 février – Seconde partie de nuit passée d’île en île. Archipel d’insomnies. L’aube d’une nouvelle journée de printemps ferait tout oublier si les revues de presse ne déferlaient avec leur lot de fredaines financières et de frasques impériales, et presque autant de mots pour dire qu’il vaudrait mieux n’en plus parler, ce qui est manière d’encore en parler. Dans ce brouhaha dont nous les éclaboussons, dans ces sottises que nous leur jetons à la figure, comment les citoyens (de leur vrai nom : les consommateurs) et en particulier les jeunes (nos héritiers) trouveraient-ils les moyens de réfléchir, sinon à la manière des miroirs ? Les points de repère et d’appui ont disparu. Le profit est à la fois pièce d’identité (Homo sine pecunia est imago mortis) et brevet de mérite. Eh oui, mais un ne peut manquer de noter les multiples incitations qui, usant des mêmes médias, font offre démesurée de produits stimulants et d’instruments secourables. La ruée sur l’or et l’avoir serait ainsi mêlée au vouloir être, dans une peur croissante de l’impuissance.

11 février – Cette nuit, j’ai repris une dose homéopathique de Flaubert. L’étonnant bonhomme qui, le soir et jusqu’à l’aube, retravaille les phrases écrites dans la journée et les hurle dans son gueuloir, et en été nage le matin dans la Seine. Ah ! cette lettre à sa nièce Caroline où il dit : « Pour écrire une page et demie, je viens d’en surcharger de ratures douze ! M. de Buffon allait jusqu’à quatorze ! »

12 février – Ils étaient trois, vêtus de noir, cagoulés et armés, ai-je entendu dire à la radio, cette nuit, et dans la maison patricienne de Zürich où sont les tableaux de la collection Bührle (qui fut un célèbre fabricant d’armes avant d’être un célèbre collectionneur) ils ont dérobé quatre toiles dont celle du Garçon au gilet rouge de Cézanne. Pour le coup, je fus tout à fait réveillé. « Le Cézanne qu’entre tous je préfère, Garçon au gilet rouge, je ne l’ai jamais vu », avais-je écrit en juin 1995 dans L’Express qui, pour le centième anniversaire de la mort du peintre et avant la rétrospective du Grand Palais, avait invité quelques écrivains à désigner leur Cézanne favori. « Mais je l’ai aimé très tôt, avais-je ajouté. Car j’eus pour instituteur un passionné de peinture qui devait, plus tard, se faire un nom de petit maître, et qui donnait à Paul Cézanne route son admiration. Au point même de la vouloir partager avec ses écoliers. “Apprenez à voir”, disait-il, esquissant au tableau noir, avec des craies de couleur, une copie du portrait. Il ajoutait : “L’essentiel est dans le rouge. » Alors, j’ai compris qu’il suffisait d’effacer le gilet d’un coup d’éponge pour mesurer le sens que la couleur donnait à l’œuvre. Sans ce gilet rouge, en effet, le modèle passait du rang de sujet à celui de simple figurant. » Et puis, m’étais-je encore demandé dans L’Express, si j’étais admis à contempler le tableau de Cézanne, verrais-je encore, dans le portrait de Michelangelo di Rosa, celui d’un certain Angelo, le hussard amoureux de Pauline de Théus ?

L’important est de retrouver la forme pour aller à Paris vendredi, à l’invitation de France Culture. J’ai choisi pour l’entretien quelques illustrations musicales : l’Allegretto du Trio en mi majeur de Haydn parce que c’est un mouvement qui très souvent m’a servi de prélude à l’écriture ; In trutina, la 24° des Carmina Burana de Carl Orff, mais seulement celle-là et interprétée par Gundula Janowitz, un pur joyau que j’ai fait souvent écouter au cours de la quarantaine d’heures de mon « domaine privé » sur France Musique ; la sarabande de la 2e suite pour violoncelle de Bach, qui a un rôle important dans Quand tu seras à Proust la guerre sera finie. On pourrait aussi faire entendre Barbara chantant Gottingen car elle venait de mettre cette chanson à son répertoire quand je la fis venir dans le petit théâtre que j’avais à Bruxelles dans les années soixante du siècle dernier.

14 février – Parce que le narrateur des Déchirements s’appelle Valentin, j’ai cru pendant une fraction de seconde ce matin qu’on parlait de lui à la radio. Il n’était question ni de lui ni de saint Valentin mais de la Saint-Valentin. À ceux qui sont en âge et en condition de la fêter, c’est dans le dialogue amoureux des Épiphanies d’Henri Pichette que je suggère de puiser les mots à glisser parmi les fleurs offertes. Ça n’ira pas sans hésitation. Que préférera-t-elle s’entendre proposer : te hanche te harpe te herse te larme, ou : te triangle te pylône te spirale te bagage te semence ? Ou encore : te sisymbre te gingembre t’amande te chatte… Un instant j’ai imaginé ces mots chantés par la voix de crooner d’Henri Salvador parce qu’on parlait de sa disparition plus que de la Saint-Valentin.

15 février – Jusqu’aux faubourgs d’Avignon, ce matin, c’était un chemin bordé d’amandiers en fleurs et, dans quelques vergers, déjà d’autres fruitiers en fleurs. Mais ensuite, avec le TGV, quel épouvantable voyage ! Jusqu’à Paris, notre voisine de compartiment, flanquée de trois jeunes enfants, s’est trouvée en butte aux harcèlements, cris et pleurs d’un angelot qui n’a pourtant pas réussi à la démonter, et qui n’en hurlait que plus fort. J’avais commencé à me plonger dans l’annotation d’un manuscrit, les vociférations de ce garnement nommé… Virgile ne me l’ont pas permis, et même la lecture des journaux devenait difficile. Je me suis souvenu d’un temps béni où il y avait des compartiments fumeurs que ne fréquentaient pas les mères et leurs petits Virgile.

À Paris, air gris et froid. Le temps d’avaler un saumon-lentilles à la Contrescarpe et j’étais enlevé par un taxi de commande qui m’a conduit à la Maison de la Radio où Francesca Isidori m’attendait dans un studio de France Culture pour enregistrer un numéro de son émission, « Les affinités électives » qui sera diffusé en mars. Ce fut une traversée de ma vie, de certains de mes livres et un grand moment de conversation sur Les déchirements.

Pendant que j’étais ainsi occupé, Christine était allée prendre chez l’encadreur la lithographie de Pierre Alechinsky que nous lui avions confiée lors de notre dernier passage et que nous avons installée dans l’une de nos deux pièces. Rouilles et ronces (je me sens concerné) y a trouvé une place qui lui paraissait réservée.

16 février – Ce matin, épinglé dans Le Monde cette phrase si simplement juste de Christian Salmon : « On dirait que la France n’a pas élu un président, mais un sujet de conversation. »

18 février – Il y a sur la « toile » un compulsif aux aguets qui ne laisse pas une réflexion un tant soit peu philosophique passer dans mes carnets sans se comporter en sauveur qui arrive à point nommé pour éviter que je me perde dans les marécages de l’erreur. Mais, après tout, métaphore pour métaphore, si mes propos lui servent de pierre à aiguiser ses couteaux, pourquoi l’en priverais-je ?

21 février – Dans Le Nouvel Observateur paru ce matin, la partie « livres » s’ouvre par trois pages sous un titre : « La saga Nyssen ». Avec une grande photo, que je ne connaissais pas, où Françoise et moi, nous avons l’air d’en penser plus que nous n’en dirons. C’est un hommage aux trente ans d’Actes Sud. Mais à la première page un petit compte rendu des Déchirements se termine par ces mots, pour moi essentiels : « Ce jeu de patience qui mêle voix et temporalités touche aussi à la plus universelle des tragédies, celle des choses qui n’ont jamais eu lieu et qui plus jamais ne pourront avoir lieu. »

24 février – Mais quel président se sont donc choisi les Français ? Au moment où l’on souhaite que le jeu se calme, le voilà qui le relance lui-même par une répartie indigne lors de l’inauguration du Salon de l’agriculture. Inutile de la citer, elle court déjà sur la toile.

Toute la matinée passée à écrire deux lettres dont j’ai pesé chaque mot. La première pour dire la lumière entrevue dans l’ébauche d’un manuscrit. La seconde pour formuler la tristesse de n’avoir pas aimé un autre et pour expliquer que jamais je n’ai édité un livre à contrecœur.

26 février – Le monologue de Hannah K., nous l’avions découvert, Christine et moi, il y a trois ans au théâtre Moutfetard quand Marianne Epin l’y avait créé. Nous l’avons revu hier soir, et toujours avec Marianne, sur la scène du Méjan. Ce monologue est constitué par la lecture des carnets qu’une actrice juive, Hannah K., tint de février 1941 à septembre 1942 dans le ghetto de Varsovie. Des carnets où elle relate comment la résistance consistait à jouer Esther de Racine ou Le marchand de Venise de Shakespeare avec des moyens de fortune, carnets où elle évoque une relation amoureuse qu’elle aurait eue avec Louis Jouvet, où elle décrit les déportations par tournées successives, carnets qu’elle réussit à dissimuler avant de partir à son tour pour l’abattoir. Mais ce fut pour moi une autre découverte car je savais hier ce que j’ignorais en 2005. À savoir que, dans le roman de Renaud Meyer dont ce monologue est une adaptation, les carnets trouvés par la narratrice racontent peut-être une vie qui ne fut pas celle de la vraie Hannah K. mais celle d’Anna K., une ouvreuse de cinéma passionnée de théâtre, qui était folle et dont rien de ce qu’elle a raconté ne serait vrai.

27 février – Par la fenêtre ouverte sur un ciel redevenu clair, je vois ce matin l’amandier tout en fleurs esquisser un pas de danse, tels ces vieillards qui, soudain, d’un déhanchement vous révèlent qu’ils ont gardé de la grâce… Je me suis hâté de répondre aux lettres qui l’exigeaient et de lire la presse afin d’être prêt à recevoir Pia Petersen. Mais, de Marseille, elle m’a appelé vers onze heures pour me dire que son train avait un retard indéfini… En l’attendant j’ai donc coupé (habitude oubliée à l’âge du massicot électronique) les pages du beau volume à l’ancienne que Le Cormier a publié avec les poèmes de Philippe Jones. C’est un geste lent, presque un rite, qui m’a permis de saisir déjà, dans cet Au-delà du blanc écrit avec l’apparente sérénité de l’inquiétude et dans « l’insomnie du temps » dit le poète, des fragments au parfum d’alliances secrètes.

Pia est enfin arrivée. Elle a fréquenté nombre de salons littéraires et de foires aux livres, et nous a décrit avec humour la jalouse manière dont certains auteurs se comportent avec d’autres parce que ceux-ci reçoivent des libraires un accueil qui devrait, pensent-ils (et parfois même disent-ils), à eux seuls être réservé.

29 février – Je n’ai ni lu le livre ni vu le film, ai-je répondu à une amie journaliste qui m’interrogeait sur le « scandale » de Survivre avec les loups. Mais je suis enclin à penser que, sans le succès du film présenté comme une histoire vécue, il n’y aurait pas eu de procès fait au livre. Monique Dewael (le vrai nom de Misha Defonseca) n’est coupable que si elle a donné (et j’ignore si elle l’a fait) l’assurance formelle qu’elle racontait là une histoire réellement vécue. Sinon c’est tout bonnement une manifestation de l’espèce fabulatrice que décrit Nancy Huston dans le livre qui, sous ce titre, paraîtra en mai. « Dans notre cerveau, écrit-elle, les personnes vivantes sont des personnages. » Moi-même, à l’université de Liège en septembre, j’avais avancé que la fiction avait servi dès les commencements à travestir l’ignorance de nos origines, à brider les peurs de l’inexplicable et à justifier les pouvoirs que les plus roublards et les plus rusés en riraient, l’ai traité le sujet dans deux romans : Le bonheur de l’imposture et Zeg ou les infortunes de la fiction. Et récemment encore, mais de biais, dans Les déchirements. Cela dit, qui a jamais pu croire à l’histoire de Misha et ses loups, telle qu’elle m’est revenue par la presse et les bandes-annonces ? Sinon dans l’ordre de la fable.

2 mars – De l’endroit où j’écris, il me suffit de lever le regard pour croiser celui d’un petit lion d’argent, une œuvre d’Olivier Strebelle. La crinière en forme de mantille retombe sur deux pattes croisées et la queue enroulée sur la croupe paraît prête à fouetter l’importun. Ce petit lion me dévisage du haut de son socle de marbre et, la truffe levée, il a l’air d’attendre réponse à une question qu’il ne m’a pas posée, par ce médiateur qui porte les marques de ses doigts habiles, Olivier Strebelle me tient à l’œil depuis des années et chaque jour me rappelle qu’il existe. N’empêche que j’avais du retard dans la rédaction d’une préface pour un livre que Philippe Dasnoy lui a consacré. Alors, aujourd’hui, sous le regard du petit lion, j’allume une pipe et me mets au clavier en sachant l’importance des premières phrases qui donnent l’élan pour la suite. Les premières phrases ? Mais je viens de les écrire ici !

3 mars – Ce n’est plus un printemps précoce, mais presque l’été. À ce rythme, la semaine prochaine, quand nous reviendrons de Bruxelles, où nous allons peut-être retrouver l’hiver, les platanes auront leurs premières feuilles.

À propos de Bruxelles, j’ai reçu ce matin Le Soir avec le supplément consacré aux livres et à la Foire du livre. En première page se trouve le petit texte que j’avais écrit sur la colère, un exercice auquel nous étions douze à participer. Et puis en page 5, sous le titre « Mon frère, cet inconnu », un article de Jacques De Decker où Les déchirements est commenté par un écrivain qui sait quels drames et même quelles convulsions se jouent dans l’espace invisible qui sépare ce qui est dit de ce que l’on voudrait avoir dit.

5 mars – Il m’aura tout de même fallu un soupçon de somnifère pour dormir cette nuit dans le raffut que faisait le mistral. Vers huit heures, j’ai couru en Arles et, de ma fenêtre, j’ai vu sur le quai de jeunes touristes, sac au dos et dos courbé, qui tentaient de remonter le Rhône et qui, refoulés par les rafales, renonçaient après quelques pas.

Pour deux ou trois d’Actes Sud qui sont venus me voir j’ai commenté une mise en garde que j’avais entendue ce matin à la radio où je ne sais quel spécialiste s’étonnait que, dans les réflexions sur l’avenir du livre, personne ne parût se soucier d’une évidence : qu’on allait bientôt manquer de papier !

mars – À neuf heures, ce matin, nous débarquions à Bruxelles par l’un des premiers Thalys. Nous avions voyagé sans le savoir avec Russell Banks. Et avec lui nous avons rallié la Foire du Livre où nous étions attendus pour la réunion de rédaction du Soir dont il était l’invité. La rédactrice en chef, Béatrice Delvaux, m’a demandé de présenter l’écrivain. Après quoi les responsables des différentes rubriques du quotidien l’ont invité à s’exprimer sur les sujets du jour. Et il y est allé avec cette verve tranquille et cette capacité à saisir la portée universelle des événements particuliers que lui connaissent ses proches, ses amis, ses lecteurs. Il fut ainsi question des élections américaines, des difficultés politiques en Belgique, de la situation française, des Jeux Olympiques de Pékin, du bon usage de la colère et de l’avenir du livre.

mars – Ce matin nous avons pris le petit-déjeuner avec Russell Banks, et il fut encore question des élections américaines. Je lui ai confié la crainte que me donne l’impitoyable duel par lequel Hillary Clinton et Barack Obama sont en train de détruire leurs chances et les symboles périlleux qu’ils incarnent (la Femme, le Noir) pendant que McCain, débarrassé des primaires, est déjà engagé dans la course finale. Russell qui partage cette crainte m’a raconté, avec un sourire en coin, que McCain, pendant son emprisonnement lors de la guerre du Vietnam, s’était servi de sa grande connaissance des textes de Hemingway pour « tenir le coup ». C’est toujours ça, avait-il l’air de dire en pensant que McCain pourrait être le prochain président…

Nous sommes allés au Musée d’Art moderne voir la rétrospective de Pierre Alechinsky. Nous avons ainsi revisité sa vie et son œuvre, découvert des choses que nous ne connaissions pas et observé l’intérêt que le public porte aux toiles et lithos, souvent avec l’air de chercher à résoudre le rébus ou de trouver la clef de l’histoire. Il est évident que l’œuvre de Pierre parle aux visiteurs sans les effrayer et sans taire peser sur eux un soupçon d’incompétence. Ça ne fait aucun doute : les titres leur entrouvrent des portes. Cette rétrospective est une fête.

9 mars – À la Foire, j’ai retrouvé des auteurs d’Actes Sud en nombre. Je les ai abandonnés à leur poste où ils dédicaçaient leurs livres et je suis allé au forum où m’a rejoint Jacques De Decker pour l’entretien public que nous devions y avoir. Il y avait peu de monde quand il a commencé à évoquer l’aventure trentenaire d’Actes Sud. Dans la salle, Christine manifestait de l’impatience en montrant un exemplaire des Déchirements. Allait-on une fois encore mettre l’éditeur dans la lumière et laisser l’écrivain dans l’ombre ? Mais Jacques est un bon tacticien. Quand il s’est mis à parler du roman et à en déployer les ressorts, le petit amphithéâtre était plein.

La journée s’est terminée par un hommage que la Foire du Livre de Bruxelles rendait aux trente ans d’Actes Sud. Ana Garcia qui menait le jeu a fait parler quelques auteurs qui m’entouraient. Elle m’a laissé le soin de conclure, et je l’ai fait par le rappel des deux mots clefs avec lesquels j’avais mené l’aventure : le plaisir et la nécessité. Il y eut du vin, un gâteau, et nous sommes partis si vite que nous avons réussi, Christine et moi, à attraper un Thalys plus tôt que prévu. Et nous sommes arrivés ce soir à Paris, non pas à la nuit mais à l’heure où la radio commençait à donner les premiers chiffres relatifs aux élections municipales.

11 mars – Ce soir au Méjan, en ouverture de la semaine dite sainte, concert Ravel. Après Chansons madécasses et Histoires naturelles, où l’on se perdait un peu avec les mots trop souvent écrasés ou perdus, il y eut, dieu merci. L’enfant et les sortilèges. L’œuvre a tout juste mon âge et le texte est de Madame Colette dont j’occupe le siège à l’Académie Royale. Rien ne pouvait donc mieux me disposer à entendre cette version qui fait de L’enfant et les sortilèges un petit opéra malicieux et bouffon. Rien, sinon très vite, la révélation de la jeune soprane Gaëlle Arquez qui, dans le rôle de l’Enfant, a déployé ses talents de voix et, par gestes et regards, un art très subtil de la comédie.

12 mars – Il y a quelques semaines, peut-être quelques mois, la presse avait fait écho à l’inquiétante extinction de colonies d’abeilles et aux conséquences désastreuses que pourrait avoir la fin de la pollinisation par les butineuses. Or voilà que le petit-fils de Georges Alphandéry, après avoir lu La leçon d’apiculture, m’envoie un numéro spécial (daté de mars 2000) de La Gazette Apicole consacré au centenaire de son grand-père. J’ai eu l’attention d’abord retenue par les noms d’écrivains et de personnalités qui avaient fait part de leur ralliement à la cause des abeilles : Madame Colette, Marguerite Yourcenar, Tristan Bernard, Raymond Poincaré, Albert Schweitzer. Rémy Chauvin… Et je me suis souvenu que mon père, qui m’initia à l’apiculture, avait pour livres de chevet les ouvrages de ce Georges Alphandéry. J’en possède encore. Mais ensuite je suis tombé sur la reproduction de l’éditorial que celui-ci avait écrit au moment où, faute de moyens, il avait dû interrompre la parution de sa chère Gazette. Il y faisait part d’un grand dessein qu’avant lui déjà avait formulé Réaumur : la suppression de toute fiscalité sur les ruches. « Imposer les ruchers, écrivait-il, est pour un gouvernement une erreur car il tarit la source de richesses indirectes, incalculables, que constitue la pollinisation des cultures par l’abeille. » Il y aurait là, pour un président de la République toujours en quête d’initiatives, et pour deux de ses ministres, de l’agriculture et des finances, un beau sujet de réflexion…

13 mars – Longtemps (et ce n’est pas fini) on s’est débarrassé des ordures, des eaux usées et d’autres détritus en les rejetant à la mer, dans les rivières, les ravins, les fossés. J’ai même entendu dire qu’à Adrar, dans le Sud algérien, pour faire place nette quand viennent les touristes, on précipitait désormais les ordures dans les bouches des foggaras, prodigieux réseau d’irrigation souterraine réalisé du onzième au seizième siècle, qui était encore en (presque) parfait état lorsque je les découvris en 1968… Beaucoup plus récemment, des mises en garde ont été lancées quant à l’encombrement du ciel par les satellites et autres objets mis en orbite. Et on vit, il n’y a guère, des images de Naples progressivement ensevelie, non sous les cendres du Vésuve, mais sous les ordures ménagères. Aujourd’hui, je relève dans la presse que le réseau d’Internet serait lui-même proche de la saturation.

16 mars – Hier matin, partis très tôt, nous fûmes si vite à Paris que j’eus l’impression d’arriver de banlieue. Et l’après-midi en si peu de temps à la Porte de Versailles que j’ai commencé à me méfier des montres et horloges. Mais avec les images, ces métamorphoses sont encore plus marquées qu’avec les heures. Comparé à la petite barque que nous avions arrimée au Grand Palais, lors du tout premier Salon du Livre, en 1981, le stand Actes Sud a pris une ampleur considérable. Il a maintenant une allure de galion que Jean-Paul Capitani a pourvu de voiles sur lesquelles sont reproduites les couvertures des livres récemment parus.

De quinze à dix-sept heures, comme prévu, je fus en direct l’invité de Frédéric Mitterrand dans l’arène de France Culture qu’entourait un public très nombreux. Ah, il avait bien fait les choses ! Pour illustrer nos deux heures d’entretien, il avait recherché des documents sonores dont certains fort émouvants, voix d’Albert Ayguesparse, le tout premier maître, de Max-Pol Fouchet parlant de la poésie, d’Albert Cohen imprécateur, de Jacqueline Kennedy confidente, de Nina Berberova prophétesse, d’Henry Bauchau inspiré, de Paul Auster déniant sa présence dans ses romans, de Nancy Huston évoquant la complicité de notre correspondance, de Chloé Réjon parlant de nos lectures en Arles, de Christine parlant de la traduction et, pour la fin, de Pierre Alechinsky qui, à la même heure, il me l’a écrit le soir, écoutait à Rougival l’émission de Frédéric Mitterrand. Par deux fois, des guitaristes, Rocky et Moudin Garcia, vinrent me rappeler la découverte de Django Reinhardt dans l’adolescence. Et de temps à autre, à point nommé, Alice Mitterrand, d’une voix paisible et lente comme je les aime en ces circonstances, lisait un extrait des Déchirements ou un poème…

19 mars – Didier Adès et Dominique Dambert m’ont interviewé par téléphone pour une brève dans leur émission de samedi (Rue des Entrepreneurs sur France Inter) qui sera consacrée à 1968. « C’est en 1968, m’avaient-ils écrit avec humour, que vous choisissez de vous installer en Provence et que vous créez l’Atelier de Cartographie Thématique et Statistique. Création en province, alors que nous sommes loin d’Internet, que l’on ne pense pas encore au TGV, que le programme autoroutier se hâte lentement, que la moitié de la France attend le téléphone tandis que l’autre moitié attend la tonalité. » Dans le bref temps qu’ils me donnaient j’ai donc raconté comment j’avais loupé mai 68 parce que, pour préparer le livre sur l’Algérie que m’avaient commandé les éditions Arthaud, j’étais en voyage d’étude au Sahara avec le géographe Jean-Philippe Gautier qui me suggéra de créer cet atelier. Lequel, dix ans plus tard, allait donner naissance aux éditions Actes Sud.

20 mars – Me suis réveillé assez tôt ce matin avec l’idée qu’il fallait mettre un terme au désordre où je suis, et faire barrage à celui où je risquais de me laisser aller. Du désordre, me suis-je dit, il y en a bien assez dans le monde ! Et par exemple prendre exemple sur Hugo Claus qui s’est donné la mort afin d’éviter les ravages alzheimériens auxquels il se sentait promis. Nous étions, Hugo et moi, de ces amis qui se voient peu sans jamais se perdre de vue. En 1987 j’avais publié l’un de ses romans. Honte. Ce vrai et bon Flamand avait dû son succès, deux ans plus tôt au Chagrin des Belges traduit par Alain van Crugten, et sa notoriété au couple qu’il avait jadis formé avec Sylvia Kristel.

21 mars – Alberto Manguel a téléphoné. Il voulait interroger Christine sur le livre qu’elle traduit en ce moment pour lui. Mais elle était partie afin d’acheter en Arles grandes provisions et petites surprises de Pâques pour les enfants qui arrivent ce soir. Aubaine, j’ai eu Alberto pour moi seul et nous avons longuement louvoyé, parlant de Hugo Claus, de la dignité en fin de vie, de la disparition des repères, du bon usage philosophique. Et soudain nous en sommes venus à l’emploi de l’ordinateur dans l’écriture. Dans une prochaine vie, je te le promets, m’a dit Alberto, je m’y mettrai. À cet instant m’est apparue une métaphore à laquelle je n’avais jamais songé. « Alberto, ai-je répondu, souviens-toi, je te l’ai déjà raconté, mon grand-père m’apprit l’usage de la machine à écrire en même temps qu’à l’école on m’apprenait à dessiner les premières lettres, et c’est sans doute la raison pour laquelle, avec l’écran et la souris, j’ai retrouvé le fier usage de l’ardoise et du crayon d’ardoise. »

22 mars – Sans le concours du mistral, les nuages se sont éloignés et le ciel a reparu ce matin dans la robe bleue de la comtesse d’Haussonville telle qu’Ingres l’a peinte. J’ai de cette toile une reproduction en permanence sous les yeux car ceux de la petite-fille de Madame de Staël, et sa nuque secrètement reflétée dans le miroir, me font irrésistiblement penser aux fougueux romans qu’elle aurait pu écrire et à ceux qu’elle a pu inspirer.

Évidemment, je me suis mis à l’écoute de France Inter afin de savoir ce que Didier Adès et Dominique Dambert avaient fait de ma brève interview pour Rue des Entrepreneurs. Ils ont coupé, c’est normal, je m’y attendais. Mais ils ont coupé le passage oit j’expliquais qu’en mai 68 j’étais au fond du Sahara, dans l’ignorance de ce qui se passait à Paris.

Les auditeurs auront dû se dire que j’étais à l’époque un couillon qui n’avait rien vu de ce qui se passait sous son nez.

25 mars – En revenant, ce matin, du village avec le pain et La Provence, Christine a aussi rapporté le dernier et gros numéro de Elle où, promesse tenue. Pascale Frey rapporte sur une page l’entretien que nous avons eu à Paris. En tête, une grande photo prise en janvier à Paris, rue Rollin. Je me souviens que le photographe, après s’être aperçu qu’il m’avait pris pendant que je fumais la pipe, avait doublé tous ses clichés. Par prudence, pensait-il, mieux valait en refaire une série sans. Eh bien, ici, c est avec et c’est tant mieux…

Ouvert la télévision sur FR 3 pour avoir les infos régionales du soir et. à ma grande stupeur, j’ai vu démarrer sous mes yeux l’émission 7 minutes avec… que j’avais enregistrée à Marseille en février et qui avait été retardée pour cause de campagne électorale. On ne m’avait pas prévenu, je n’ai donc pu prévenir personne. Mais j’ai trouvé que Muriel Gensse avait donné à la chose un tour bien agréable.

27 mars – Le vieillissement ne consiste pas en un lent déclin, mais en une suite inégale et intermittente de sauts à l’élastique. On est soudainement poussé dans le dos, on plonge, on voit l’abîme d’un peu plus près, on rebondit plusieurs fois, et avec un peu de chance on se rétablit, mais rarement au niveau d’où l’on avait sauté. Cependant, à celui où l’on s’arrête, j’en ai fait l’expérience, on peut s’établir pour une période assez longue. L’âge sommeille jusqu’au prochain réveil et au prochain saut.

Pour la venue d’Eva et |o (Savigneau), Christine avait préparé un déjeuner plein de saveurs dans lequel nous avons mis de l’entrain en mêlant nos souvenirs. Eva est repartie, Jo est restée. Là-haut dans mon grenier, j’ai répondu à ses questions, j’ai rameuté, déployé, raconté, j’ai même lu des pages et des lettres sur lesquelles j’avais remis la main. Nous avons voyagé. Repris de cette manière et avec ces détours le parcours qui fut le mien me fait penser à celui qu’il m’arriva de connaître jadis dans ces baraques foraines où, secoués à bord d’un wagonnet, on allait et venait dans l’obscurité avec des éblouissements, des apparitions, des diableries et des virages qui nous taisaient repasser par les mêmes lieux et les mêmes émois. Jo a voulu savoir pour finir ce que j’aurais répondu à Bernard Pivot si, du temps où je fus invité sur le plateau d’Apostrophes, il avait eu pris déjà l’habitude de demander par quels mots on s’attendait à entendre Dieu vous accueillir là-haut. À tout hasard j’ai dit : « On ne s’est pas déjà vus quelque part ? »

29 mars – Voici ce que j’ai lu ce matin sur le site de Litote-en-tête, la charmante librairie parisienne à laquelle, hélas, un coup de barre m’a récemment obligé de faire faux bond : « Une de nos plus fidèles clientes charmantes nous a demandé de dédicacer le livre d’Hubert Nyssen, Les déchirements. Elle voulait absolument l’offrir demain. Alors Maryline a pris sa plus belle plume… » Sacrebleu, j’aurais bien aimé lire par-dessus l’épaule de Maryline !

L’espèce humaine ne peut pas s’empêcher de tripoter le temps. Cette nuit on passe à l’heure d’été. Je suis sorti pour regarder le cadran solaire qui, voici plus de deux siècles, fut incrusté dans la façade du mas entre des grosses pierres des Baux. Seule l’ombre de l’aiguille se promenant sur des chiffres romains donnait jadis le temps, l’immuable temps solaire. Et pour bien marquer la règle on avait écrit dessus : « Au soleil je me dispose, à la brune je me repose. » Je sus bientôt que la brune désignait le crépuscule et, un peu plus tard, je compris que les mots de la devise étaient ceux du gnomon. Gnomon… encore un de ces beaux mots égarés dans l’histoire et le temps. Bref, il serait ridicule d’attendre de ce gnomon qu’il se mette demain à l’heure d’été…

31 mars – Dommage de ne pouvoir garder trace écrite des conversations. Et, par exemple, du commentaire que, ce matin, M* m’a fait des Déchirements dont elle venait d’achever la lecture, commentaire qui aurait pu prendre place parmi les lettres que je conserve car chacune d’elles m’apporte l’assurance que j’ai écrit pour quelqu’un. Je finirai donc par croire, comme certains le disent ou le font entendre, que ce roman a pour les uns entrouvert une fenêtre, pour les autres entrebâillé une porte ou encore soulevé le couvercle d’une boîte de Pandore. Mais peut-être, par ces interstices, des bulles s’échappent-elles, pareilles à celles que, dans l’enfance, muni d’une pipe en terre et d’eau savonneuse, je faisais éclore en série et regardais s’élever, s’iriser, se balancer. Elles disparaissent.

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