Margot n’a qu’un œil. Un accident de voiture quand elle était enfant. Chaque homme qui l’a tenue dans ses bras a souhaité soulever le bandeau dissimulant l’œil énucléé. Elle a parfois laissé faire. Tous ont voulu. Sauf Pol.
Il était entré un midi dans le restaurant où elle servait les plats du jour. Elle ne remarqua pas tout de suite qu’il observait ses allées et venues à travers la salle. Quand elle s’était avancée pour débarrasser les restes du repas, il n’y avait pour ainsi dire pas touché.
— Cela ne vous a pas plu ?
— Si, mais je n’ai pas très faim.
— Désirez-vous autre chose ? Un café ?
— Je peux vous demander comment vous vous appelez ?
— Pourquoi ? Vous voulez vous plaindre de moi auprès du patron ?… Je m’appelle Margot.
Il la regardait sans plus dire un mot. Mais il la regardait sans plus taire un seul de tous les mots que la vie ne lui avait jamais permis de prononcer. Il la regardait comme si elle était plusieurs soleils qui n’en feraient qu’un. Et face à cet homme aux cheveux blonds, Margot sentit les soleils se fondre en elle.
Pas une seule fois Pol n’a évoqué la blessure de son visage. Non pour éviter de la heurter. Mais parce qu’elle est Margot. Elle est Margot avec son sourire, la douceur de son corps, sa façon de s’emmitoufler dans un pull trop grand pour elle. Elle est Margot en promenade lorsqu’elle glisse la main dans la sienne et que la vie, subitement, prend la forme d’un horizon lointain. Elle est Margot, quand prétextant d’avoir trop chaud, elle ôte un vêtement et se tourne vers lui.
Au moment de la prendre, il sent qu’elle presse son visage contre son épaule, tendrement. Il la devine et voit cet œil seul dont la prunelle se retire. Margot jouit de leur amour comme si elle respirait une brassée de fleurs. Elle est enfant. La tête lui tourne. Elle respire la peau de celui qu’elle aime.
Margot sait qu’elle fut heureuse durant trois ans : Pol est sorti de sa vie aussi soudainement qu’il y était entré. Sans le moindre signe annonciateur, il s’est effondré un après-midi, sur le bord du trottoir, terrassé par un infarctus.
Veillant le corps de Pol, elle veille sa propre vie : les années d’enfance précédant la perte de son œil. Ensuite, durant vingt-deux ans, la tristesse et la gêne, en attente de Pol. Et puis trois fois trois cent soixante-cinq jours et nuits durant lesquels elle avait eu le sentiment de voir quelque chose demeuré jusque-là invisible, pas seulement pour elle, mais pour la terre entière.
Elle se remémore tout. Y compris cette dispute. Ils s’étaient querellés un dimanche matin. Pour rien, une bêtise. Fâchée, elle lui avait reproché de chercher toujours à avoir raison. : « Je ne t’ai pas attendu pour me débrouiller toute seule ». À son tour, il s’était emporté… Cela avait duré deux heures avant qu’ils ne tombent dans les bras l’un de l’autre et se promettent que plus jamais, plus jamais. La dispute avait duré deux heures. Et celles-ci brusquement, éclatent dans leur histoire et recouvrent tout. Margot sent la douleur la déchirer, en un pleur sans fin. « Trois ans… Nous avons eu trois ans… Moins ces deux heures… Si tu savais comme je m’en veux… Pardonne-moi, Pol… Je donnerais tout… Deux heures… Pourquoi es-tu mort ? ». Un prêtre se tient à ses côtés, un de ces prêtres vieillots encore affublé d’une robe noire. Il porte autour du cou une croix métallisée sur laquelle saigne Jésus de Nazareth encore bébé. Margot l’observe avec plus d’attention. Le prêtre est une femme grossièrement maquillée, dont les lèvres s’écartent sur un bout de langue rouge semblable à un gros bouton.
Margot soudain se redresse. Son corps est en sueur, ses mains tremblent et ses dents s’entrechoquent. C’est leur chambre. Elle reconnaît chaque meuble, chaque objet, chaque filet de lumière. Pol est là, à ses côtés ; il dort profondément.
Elle s’étend, reprend son souffle, son corps tout entier à présent tremble. Le cauchemar s’est nourri de ses peurs les plus profondes. Sous sa poitrine elle sent son cœur battre et se calmer peu à peu. Mais la peur de nouveau l’envahit. Elle regarde Pol, hésite à le réveiller. Il ne se fâcherait pas et la réconforterait. Mais l’idée même de l’inquiéter, de lui confier que dans son rêve à elle, la mort l’avait emporté, lui est intolérable.
Margot s’enfouit à nouveau sous les draps. Elle est petite fille et se parle, cherchant le sommeil, elle se parle, petite fille, pour s’endormir comme les autres enfants. « Szut, Pol est à moi. Je suis au lit avec lui. Les cauchemars ne me font pas peur. Rien ne nous séparera. Szut et reSzut… Je suis jolie au pays des aveugles et je ne resterai pas seule. Moi aussi j’ai des amis… Tu m’entends Szut. Toi et moi… Szut et Margot, chacun un œil, ça fait deux… »
Margot apaisée est sur le point de s’endormir. Pol à ses côtés ne se doute pas que le songe de l’enfance a vaincu le cauchemar et a fait s’éteindre la nuit. Szut fait partie de la petite Margot, elle qui ne pouvait pas comprendre pourquoi un œil lui manquait. Szut fait partie de Margot, il est le confident, la réponse aux « sorcière », « borgnasse », « n’a qu’un œil », « au tableau, la pirate ! »…
Le matin, au petit-déjeuner, Margot tend un album de bande dessinée à Pol. L’album est vieux, abîmé : « Tous lisaient des bandes dessinées. Ils adoraient les aventures de Spirou, de Fantasio, de Tintin. Moi, plus je les lisais, plus je me sentais exclue. Mais un jour j’ai reçu celui-ci. Tu ne peux pas t’imaginer le choc que cela m’a fait. Je les regardais, Tintin, Milou, le capitaine Haddock et cet inconnu, au milieu de la couverture, sur un radeau en pleine mer. Je fis semblant de rien et j’attendis avant d’ouvrir le livre, d’être seule le soir, sous les draps, avec une lampe de poche. J’ai dû attendre la page 35 – tu peux vérifier, je m’en souviens – pour le découvrir et connaître son nom « Szut, Piotr Szut », un Estonien. À lui aussi, il manquait un œil. Au cours de toutes ces années je n’ai entendu personne le citer, comme s’il n’avait marqué aucune mémoire. Mais moi, pas un jour de mon enfance je n’ai cessé de m’adresser à lui ».
Pol se tait. Il regarde la couverture de Coke en stock. Au centre, un personnage aux cheveux blonds, avec un bandeau sur l’œil droit. Un instant il a le sentiment que le radeau s’éloigne. Il se tourne vers elle :
— L’Estonie n’est pas très loin. On pourrait y aller, si tu veux. On n’a pas encore voyagé ensemble.
— Ensemble ?
— Ensemble…