Mes retrouvailles avec Gégé Muche et la conversation qui en a suivi

Jean-Baptiste Baronian,

C’est par hasard que je suis tombé l’autre jour sur Gégé Muche. J’entrais chez mon boulanger et lui, il en sortait, une baguette emballée dans du papier de soie à la main. Cela faisait trente ans au moins qu’on ne s’était pas vus.

Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il n’avait pas changé car, bien entendu, tout le monde change, mais il avait l’air d’un fringant jeune homme, alors qu’il approchait comme moi de la cinquantaine.

On s’est jetés dans les bras l’un de l’autre, et je lui ai proposé d’aller prendre un verre. On s’est installés au Nouveau Pont, un café qui est à deux pas du pont Demany, de la station de métro Thieffry et du cours Saint-Michel. Malgré l’heure matinale (huit heures et quart), on a commandé un blanc sec de Touraine.

Après avoir trinqué, je lui dis que j’avais appris avec tristesse la disparition tragique de Coco Babelutte, une de nos copines à la Faculté.

Il a écarquillé les yeux.

— Qu’est-ce que tu chantes là ? Coco n’est pas morte. Et elle n’est pas prête, crois-moi, d’aller se jeter dans les bras de la Grande Faucheuse !

J’ai rougi de confusion. Dans le genre gaffeur, je suis doué. Il m’arrive très régulièrement de me planter comme un arbre et de proférer en public d’incommensurables sottises.

— Tu m’excuseras, je croyais… Tu continues à la voir ?

— Plus que jamais. Elle est aujourd’hui ma petite amie.

— Ah bon ! Et… qu’est-ce qu’elle devient ?

— Elle écrit des bouquins. Tu ne le savais pas ?

Première nouvelle.

— Non… Et quel genre de bouquins ?

— Des polars. Des polars plus musclés et plus gore que Millénium.

— Sous son nom ?

— Oui, Coco Babelutte. Ça m’étonne que tu ne connaisses pas. Un de ses livres, Madame Bove a ri, a été récemment porté à l’écran par Zonzon Pilou avec Fifi Mandarine en vedette. Un gros succès ! Tu ne suis pas l’actualité ?

— Si, un peu, mais je t’avoue que je ne m’intéresse pas trop aux people et pas trop non plus à la littérature… Je n’ai jamais vu un seul des films dans lesquels joue Fifi Mandarine et il y a belle lurette que je n’ai pas ouvert un roman.

— Qu’est-ce que tu lis alors ?

— Je ne lis plus guère. Le dernier bouquin que j’ai commencé à lire cet été au Zoute, mais que j’ai abandonné après une trentaine de pages, ce sont les mémoires de Jef Bouboule.

Cette fois, c’est lui, Gégé Muche, qui a écarquillé les yeux.

— Jef Bouboule ? Ce nom ne me dit rien. De qui s’agit-il ?

— Un ministre écolo. Tu sais, celui qui a interdit qu’on promène les chiens dans la rue après dix heures du soir. Because les crottes qu’ils sèment partout.

— J’ignorais qu’il est interdit de promener les chiens dans la rue après dix heures du soir. C’est, me semble-t-il, une atteinte grave à la liberté individuelle.

— Pourquoi, tu es concerné ? Tu as un chien, toi ?

— Non, je n’ai pas de chien et je n’en aurai jamais, mais cette mesure me rendrait furax, si j’en possédais un. Tout le contraire de Coco.

— Parce qu’elle a un chien, elle ?

— Un caniche. Elle l’a baptisé Jules César.

— Et pour quelle raison ?

— Tu vas rire : elle a reçu ce foutu caniche de son jules actuel, dont le prénom est César !

— Je trouve ça bête.

— Forcément.

— Forcément quoi ?

Gégé Muche m’a considéré, un vague sourire aux lèvres.

— Laisse tomber.

J’ai laissé tomber un bref silence avant de demander :

— Tu veux qu’on prenne un autre verre ?

— Volontiers. Mais dis-moi, et toi de ton côté, qu’est-ce que tu deviens ?

— Je suis entraîneur.

— D’une équipe de foot ?

— Tu n’y es pas, non. J’entraîne des filles qui veulent devenir entraîneuses dans des boîtes de nuit. En français et en flamand. Aujourd’hui, on veut partout des entraîneuses bilingues. Certains patrons exigent même qu’elles soient trilingues.

— Un travail à temps plein ?

— Bien sûr, qu’est-ce que tu imagines ? C’est du boulot. Le soir, quand je rentre chez moi, je suis presque toujours sur les rotules.

— Moi, c’est pareil : le soir, je suis toujours sur les rotules.

— Ah bon ! Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis compteur.

— Conteur ? Écrivain, je suppose, comme Coco Babelutte ?

Il a avalé une gorgée de vin.

— Non pas conteur comme tu l’entends, mais compteur avec un m, un p et un t. Je compte les gens.

— Je… je ne te suis pas…

— Je compte les voyageurs qui montent dans le tram 7 direction Heysel, à l’arrêt situé devant la gare d’Etterbeek, boulevard Général-Jacques.

— Ce ne doit pas être facile.

— Le gros problème, c’est le va-et-vient incessant. On ne peut pas relâcher son attention une seule seconde. Par bonheur, je ne compte pas les voyageurs, qui descendent du tram.

— Tu es marié ?

— Deux fois.

— Je me demande si je n’ai pas connu ta première femme. Une belle rousse… Pour autant que je m’en souvienne, elle était la meilleure amie de Coco Babelutte.

— Céleste, Céleste Grosfilet. Elle n’est plus belle du tout, elle n’est plus rousse du tout, mais elle est toujours ma femme.

— Tu viens de me dire que tu t’es marié deux fois. Avant Céleste, il y avait quelqu’un d’autre ? Une fille que j’aurais pu connaître ?

— Tu m’as mal compris ou je me suis mal fait comprendre : je suis bigame. J’ai deux femmes et donc deux foyers… J’aime bien ce mot « foyers », il fait chaud au cœur.

— Et… et tu as des gosses ?

— Aucun. Ni Céleste ni Fifi n’en ont voulu.

J’ai tiqué.

— Fifi ? Fifi Mandarine, la vedette de cinéma ?

— Eh oui !

— Pourquoi tu ne m’as pas dit tout à l’heure que Fifi Mandarine était une de tes deux femmes ?

— J’étais sur le point de te le dire, mais tu as changé de conversation.

— Je n’ai pas changé de conversation.

— Si. Tu es venu avec ton Jef je ne sais plus comment.

— Jef Bouboule, Bouboule, oui, et alors ?

— Et alors, tu m’as parlé des chiens qu’on ne peut plus balader dans la rue après dix heures du soir, à cause de leurs crottes.

— C’est toi qui as parlé du foutu caniche de Coco Babelutte.

— J’ai horreur de cet animal.

— Pourquoi ? Parce qu’il évoque pour toi son jules actuel, qui se prénomme César ?

— J’ai également horreur de ce type.

— Tu veux savoir ? Moi aussi, j’ai horreur des chiens, de tous les chiens ! Si j’avais été à la place de Jef Bouboule, j’aurais fait voter une réglementation plus contraignante encore : j’aurais interdit qu’on promène les chiens dans la rue de huit heures du soir à huit heures du matin.

— Carrément ?

— Oui, autant frapper fort et prendre une mesure efficace une fois pour toutes. Comme en 14.

— Comme en quoi ?

— Tu m’as parfaitement entendu. Comme en 14.

— En 14 ? Tu veux dire 1914, la Première Guerre mondiale ?

— Exact.

— Je ne vois pas pourquoi tu évoques 1914.

— Parce qu’en 1914, on a interdit les chiens dans les tranchées.

— Sans blague ?

— Je t’assure. Il paraît que les chiens excitaient les chevaux.

— Il y avait des chevaux dans les tranchées ?

— Bien sûr ! Rappelle-toi le roi Albert. Pourquoi crois-tu qu’on l’a appelé le roi chevalier ?

— Je…

— Pour la bonne et simple raison qu’il était toujours à cheval.

— Même dans les tranchées ?

— Même dans les tranchées.

— On devait le voir, non ?

— Sûr qu’on devait le voir ! C’était excellent pour le moral des troupes.

— Je ne pensais pas au moral des troupes, je pensais aux Allemands. Ils devaient voir sa tête qui dépassait et donc lui tirer facilement dessus…

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’y étais pas. Si ça se trouve, ils ont essayé. Mais en vain.

— Et dire que ce pauvre Albert est mort d’un stupide accident d’alpinisme au pied des rochers de Marche-Les Dames !

— On l’a peut-être canardé.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Qui aurait pu le canarder ?

— Je ne sais pas, moi… Un soldat allemand… Un troufion qui aurait bien voulu le descendre en 14 dans les tranchées et qui aurait chaque fois raté son coup… Il n’est du reste pas impossible qu’il ait également raté sa cible à Marche-Les Dames, mais que le bruit de la détonation sur les rochers ou le sifflement de la balle aient fait perdre l’équilibre au roi et aient provoqué sa chute.

— Je n’avais jamais songé à cette éventualité.

— Ça ferait un bon scénario de film, tu ne crois pas ? L’histoire d’un pioupiou envoyé en catimini par Hitler en 1934 pour descendre le roi chevalier… Tu devrais en toucher un mot à ta vieille copine Coco Babelutte, elle pourrait écrire un chouette truc à partir de cet argument et le proposer à Steven Spielberg.

— Rien que cela ?

— Une simple suggestion. Ce n’est pas le genre de sujet qui devrait intéresser les frères Dardenne. Un autre verre ?

Gégé Muche a refusé d’un grand geste de la main.

— Dans le boulot qui est mien, il n’est jamais bon de boire, même avec modération, et surtout pas si tôt le matin. Quand on a bu, on n’est jamais sûr de pouvoir bien compter les gens qui montent dans un tram. On court toujours le risque de voir double et de fausser les statistiques.

— Tu n’es pas sérieux ?

— Autant que tu l’es, toi, avec le roi Albert se baladant à cheval dans les tranchées en 14.

— La faute aux chiens. Et à Jef Bouboule.

— Je parierais que ce politicien est un pourri et un beau salaud.

— Plus pourri et plus beau salaud que ça, tu meurs.

— Je meurs ? On revient à cette salope de Grande Faucheuse et à ses innombrables ravages.

— Comme en 14.

— Comme en 14.

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