È la pace che mi fa paura, temo la pace più di qualunque altra cosa 1.
Fellini
Juste au-dessus de l’image collée sur le mur s’étirait maintenant une ligne assez courte, mince et sinueuse. Il expliquait aux visiteurs curieux de ses procédés qu’il ne pouvait pas imposer aux gens dont il peignait le portrait de rester immobiles des heures durant. Il utilisait donc comme soutien au travail indispensable de l’observation et de la mémoire un jeu de photos. Pour les enfants surtout, les gens trop occupés. La difficulté, disait-il, était alors de restituer les menues transformations, le temps qui passait sur les traits du modèle, alors que le cliché les avait figés dans l’instant.
Le portrait était une commande officielle et le général de la photo était plutôt sympathique. Élégant dans son uniforme vert sombre. Simple et direct, comme on dit, avec, dans le sourire, un peu de la ferveur désenchantée du Drogo de Buzzati. Ce travail avait un côté d’autant plus amusant, surréaliste en somme, qu’il allait à l’encontre des idéologies ambiantes. Il souriait, en fignolant les boutons dorés de la veste, du paradoxe où plus c’était désuet, kitsch, plus « peindre ça » devenait pour lui une « attitude contemporaine ».
Et puis, au moment où la peinture en était aux derniers ajustements, le prestigieux modèle avait demandé que fussent aussi représentées toutes ses décorations. « Ma femme serait très contente. Vous êtes sûr que ça ne vous dérange pas ? » Et il avait fallu gratter jusqu’au blanc de la toile l’espace nécessaire, reproduire dans le détail la grand-croix de l’Ordre de Léopold II et tous les autres rubans colorés sortis d’une boîte à chaussures et jonchant désormais la table à dessin.
C’était une griffe, à peine, dans le gris du mur où il avait fixé les photos. Mais il l’avait vue tout de suite et y reportait les yeux avec un agacement d’autant plus persistant que, d’un jour à l’autre, il avait l’impression qu’elle s’étendait.
Elle s’étendait.
Elle avait presque doublé depuis la veille. Il aimait que l’atelier soit parfaitement propre. Ses mains aussi, et ses vêtements. Il y était allé voir de près : une craquelure dans la couleur et au-delà, dans le plâtre même. Il sentait que, sous la surface immaculée, cela s’enfonçait en profondeur. Il allait falloir s’interrompre, reboucher, nettoyer. Il ne voyait pas ce qui avait pu provoquer ça. Rien d’annoncé. Pas de tremblement de terre, de ces vibrations discrètes, lointaines, mais qui instillent dans la poitrine une épouvante de bête. Peut-être les travaux d’en face. Les transformations de l’hôpital psychiatrique n’en finissaient plus. On avait, pendant des jours, enfoncé de longs étais dans le trottoir à l’aide d’un marteau-pilon monstrueux et tout le quartier tremblait, les verres dans les armoires.
Cela commençait à l’occuper davantage que le personnage de la peinture, à le distraire d’un travail devenu urgent, à force. Mais il restait debout devant la toile sans y toucher. En s’approchant, il avait découvert dans les paupières tombantes du soldat peint une expression d’attente vaine, de résignation définitive. Il n’avait pas voulu mettre ça, cherchait en vain ce trait sur chaque photo, sur celles qu’il avait jetées à la poubelle. Le portrait est aussi autoportrait, s’entendait-il rabâcher à ses élèves. Derrière le modèle se discerne le peintre et, quoi qu’il veuille, son œuvre est un miroir. Pas d’issue. Il faudrait encore gratter, retrouver le sourire bienveillant du début. Il remettait au lendemain, attendait lui aussi.
Car la rayure dans le mur allait s’étendre encore, il en était sûr. Il en scrutait la progression. Il n’y avait pas de raison que ça s’arrête. Elle allait s’allonger, s’étirer, devenir fêlure, fissure, crevasse, lézarde. Plaie ouverte d’où sourdrait d’abord une sérosité de rêves mous, d’angoisses inavouables, de fièvres hirsutes, hérissées de terreurs. Être poussé, suant, glacé, nu dans la salle de torture. Savoir que tout peut se passer entre les murs aveugles. Que c’est à vous que ça arrive. Que c’est pour de vrai et maintenant tout de suite. Que l’autre est là pour ça et qu’il adore faire ça. Et qu’il a le visage de tous ceux qu’on aimait et qu’il a le visage de celui qu’il massacre. Qu’avant on ne savait pas. Ce que c’est que hurler, que devenir déchet. Et la brèche vomirait une boue de terre froide et de morceaux d’humains, un bestiaire supplicié de gens et d’animaux, noirs et faméliques, dépenaillés, rompus, suintant le désespoir. Un pandémonium d’agonies, de gémonies dégoulinantes jusqu’au dernier degré d’assassins assassinés, dépecés, démembrés, empalés. Et tous les ans passés par là-dessus, tous les gens, tous les milliards de gens, les milliards de paroles, auraient raboté ça et poncé et poli. Tout réduit à un jeu d’images d’Épinal.
*
Dehors, c’était la fête. Toujours la fête. Dans cette ville, c’était toujours la fête. Dans les autres aussi. On essayait, on voulait. On allumait la lumière partout, le jour et la nuit. Tout était fait pour. L’hiver ici et l’été dans le soleil des autres qui avaient déjà tout préparé : le rire collé dans la figure, le bruit constant, la musique partout, le mouvement ininterrompu, les couleurs inaltérables. Les gens dansaient plus qu’ils ne marchaient et se hâtaient tous ensemble vers le bonheur. Il ne se rappelait plus depuis combien de temps c’était comme ça. Il avait toujours connu ça, vécu comme ça.
Bien sûr, tout le monde souriait au long des boulevards. Il arpentait les piétonniers surpeuplés du centre de la ville à la recherche d’hypothétiques cadeaux de Noël. Les enfants venaient demain soir. Il se laissait bousculer. Il aurait volontiers croisé le regard de la fille qui venait de le heurter, mais elle se mirait dans le rectangle de son petit téléphone, disparaissait dans le halo rosé des vitrines. Il pensait à l’histoire de ce matin, à sa jeune élève autrichienne, enceinte des œuvres de son Serbe de mari, comme elle disait. Elle annonçait qu’elle ferait son petit l’an prochain, l’an 14, en été. Dans la salle envahie par les odeurs de térébenthine et de vernis, les autres avaient souri, le pinceau en l’air. Le soleil revenait, jouait dans les longs rideaux blancs entrouverts et faisait miroiter les peintures inachevées. Quelqu’un avait dit : « Mais c’est un vrai conte de Noël. » Lui, il avait pensé un Serbe, un Milosevic, un… Stop ! Pas tout mélanger ! Et jusqu’à quand ? Jusqu’à quand ? Et quel petit Slobodan avait-il été ? N’avait-il pas besoin, lui aussi, de craindre l’ennemi, de le chercher, de l’attendre et de pointer le doigt ailleurs que sur l’enfant inassouvi qu’il resterait toujours ?
Et, comme c’est à nous-mêmes que nous pardonnons le plus volontiers, il avait renchéri, un peu gauche, pontifiant : « Un conte de Noël, oui. Vous savez, à Sarajevo, il y a juste cent ans… »
Bien sûr, tout le monde souriait au long les boulevards, et riait, reniflait dans le vent glacé, traversait la rue en téléphonant sous les guirlandes lumineuses. Un couple s’embrassait à pleine bouche au milieu de la chaussée et cela faisait une image convenue, un peu facile. Tout était facile. Il ne fallait plus penser au général, aujourd’hui, aux paupières désolées. Ni à la fissure. Comme une ride sur un vrai visage, il gommerait du portrait cette expression intempestive de lui-même, voilà tout. C’était facile quand on était prévenu, quand on savait s’y prendre. Ensuite, il pourrait réparer son mur. Tout irait bien. La faille de la rue Neuve dégorgeait par hoquets réguliers une pâte de gens heureux et les autos s’arrêtaient au bon moment pour les laisser passer. Ou bien elles ne s’arrêtaient pas, encore plus méchantes que d’habitude, s’enfonçaient dans le gras du monde et, parce que c’était le moment de tout lâcher, brûlaient le feu, disputaient le trottoir aux landaus. Il n’avait vu d’égoïsme aussi féroce que dans les derniers jours d’un moribond. Il revoyait l’entaille sans merci de ses lèvres, cicatrisée déjà sur le silence, et son œil sec devant ce qu’il y avait à faire : mourir pour toujours. Mais il ne s’inquiétait pas beaucoup, ce soir, de la comparaison ; il suivait le fleuve lourd de ses congénères. Nous sommes décidément trop nombreux, pensait-il. Trop d’humains à la fois. Cela aussi, c’était dans l’ordre, c’était devenu l’ordre. Il sentait dans l’air une impatience sans rapport avec le moment, une attente. Il n’y avait rien à attendre, rien à espérer. Tout était là. Il avait encore eu la chance de repérer un clochard, un SDF comme on disait maintenant, assis par terre au milieu de la fête des autres, et de lui tendre une pièce jaune. Il s’était penché en le regardant dans les yeux, profondément, avec une vraie complicité d’hommes. Tout était bien.
Derrière lui, une voix tendre, un peu rauque disait : « Allô ? J’arrive tout de suite, mon trésor… » ou « … mon chéri ». Et c’était comme si elle s’adressait à lui, comme quand on s’adressait à lui, il y avait très longtemps, dans la pièce dorée du poêle à charbon. Il voyait le gamin attendre près du sapin allumé en bâillant devant la télévision.