Mourir guéri

Yves Wellens,

Le diagnostic était sans appel : il faudrait opérer. Le corps social, retrouvé sans connaissance, était trop atteint pour se rétablir seul et une intervention laissait peu d’espoir de rémission. Son souffle était court (comme la politique à courte vue qui prévalait depuis trop de temps dans tous ses pores), ses membres douloureux, ses veines étaient saturées par l’absorption de trop de substances contre-nature, ses articulations gonflées par trop d’excès sans frein ; et on connaissait ses problèmes d’élocution dès qu’il s’agissait de s’exprimer sur la profondeur de son mal. Tout cela dénotait un organisme fourbu, sans ressort, incapable de se régénérer. Les médecins, se saisissant brusquement d’un reste de morale — à moins que ce ne fût pour se dédouaner en cas d’insuccès — insistèrent sur la nécessité de ne plus confondre les symptômes avec les causes du mal — c’est-à-dire l’orthodoxie financière et les flux consanguins (des banques aux banques et réciproquement) du crédit. Mais on leur interdit de toucher à ces parties-là, et ils se tinrent cois. Dans ces conditions, la partie ne pouvait qu’être expédiée…

En même temps que lui, c’était un mode de vie qui s’enfuyait, en laissant de grandes traces mais peu de perspectives. Il pouvait donc paraître surprenant que ses funérailles jettent une foule immense dans les rues de la ville. Pourtant, le cortège funèbre mit longtemps à arriver à bon port : on s’avisa que, pour canaliser cette émotion sans retenue, on aurait dû prévoir une chapelle ardente ou un Livre d’Or pour recueillir tous les hommages. Mais s’agissait-il bien de cela ?

On savait que, de son vivant, le défunt avait eu un bilan contrasté, notamment pour apparier l’éthique professée avec les innombrables besoins collectifs non rencontrés, ou pour concilier l’égotisme des aspirations individuelles et l’existence d’inégalités éhontées. De sorte qu’on n’eût pas été choqué que, dans cette foule tour à tour accablée et grondante, chacun des membres pris à part émît des jugements contradictoires sur lui. Brusquement, la cérémonie dégénéra. Le mode de vie qu’on allait mettre en terre était le seul qu’on ait connu ; et chacun voulut le toucher une dernière fois. Alors, on s’empara du cercueil, transporté dans une voiture découverte, et on le souleva à bout de bras. Puis on le lança et on le projeta de mains en mains, en tous sens, comme, selon la légende, pour la chanteuse égyptienne qu’on nommait l’Astre de l’Orient. Mais ici, c’était vrai. Le service d’ordre eut toutes les peines du monde à redevenir maître de la situation et à le récupérer ; ce n’est que devant les grilles du cimetière que ses gros bras parvinrent à le soustraire aux mains avides qui se tendaient pour le pousser, et à le ramener dans le droit chemin. Soudain vidée par sa débauche d’énergie désespérée, la foule s’arrêta net et commença lentement à refluer.

À l’intérieur, les officiels, arrivés par des voies détournées (certains même, vu les circonstances, par les airs), attendaient en rangs serrés. Ils s’étaient réparti les discours convenus d’usage, volontairement dépourvus de lyrisme et sans réelle empathie. Quand les fossoyeurs firent coulisser leurs cordes et que le cercueil glissa dans la tombe, les officiels, pour suivre le premier d’entre eux, se mirent sagement dans une autre rangée.

Le personnage prit une pelletée de terre et s’approcha de la fosse. Soudain, comme il se penchait, il fut aspiré et plongea tête la première. Aussitôt, un murmure de frayeur monta dans la petite troupe, ce qui explique peut-être pourquoi personne ne se présenta pour porter assistance à l’infortuné. D’ailleurs, où était-il ? On ne l’entendait ni gémir, ni appeler. Dès lors, on dut bien s’avancer, juste assez près pour ne pas l’apercevoir et sentir, à sa grande terreur, qu’on était à son tour irrésistiblement attiré par le vide devant soi. Tout le monde, tour à tour, fut entraîné dans la fosse, vit la terre s’ouvrir et se retrouva dans un précipice dont on ne voyait pas la fin.

*

« Il faut croire que le puits était très profond, ou alors sa chute était très lente, car, en tombant, elle avait tout le temps de regarder autour d’elle et de se demander ce qu’il allait se produire. »

*

On ne reviendra pas sur la longue période de désastres que connurent toutes les régions du monde, et qui ont confirmé dans toute leur étendue que les prédictions les plus alarmistes étaient tout de même empreintes d’un certain réalisme. Quelques livres, mal reçus ou ayant suscité peu d’échos lors de leur parution, avaient aussi clairement anticipé cette évolution néfaste. C’était une époque où l’on mesurait concrètement que de vieilles lunes auxquelles l’on s’était inconsidérément raccroché ne pouvaient plus briller face au soleil noir de l’extinction qui envahissait tout. Pour parfaire notre alibi d’une « prise de conscience » vaguement amorcée et forcément jamais achevée, nous avions reporté sur les « générations futures » la tâche de « sauver le monde », en hasardant que les moyens techniques dont elles disposeraient leur suffiraient au moment voulu. Consciemment ou non, elles s’y étaient préparées. Mais l’on avait négligé le fait que ces capacités-là, sans doute infaillibles sur le papier, ne pouvaient être mises en branle, tout simplement en raison des dégâts occasionnés aux installations sophistiquées qui les abritaient. Progressivement, après avoir enterré ses morts, l’humanité dut changer, puisque s’adapter ne suffirait plus.

Alors, tous ces réflexes devenus paralysants à force d’être répétés, toutes ces certitudes si ancrées qu’on les croyait éternelles, toutes ces solutions toutes faites qui ne faisaient qu’ajouter aux problèmes furent récusés. On revint à quelques principes de base, où le superflu n’était plus nécessaire ; on échangea sans arrière-pensées les compétences et les connaissances, en écartant tout souci de carrière ou de rentabilité, notions dépassées et peu goûtées dans un contexte de pure survie. De petites communautés s’organisèrent en respectant des cycles de production plus naturels et plus limités. Les États cessèrent de se compromettre dans des guerres idéologiques sans issue ou dans des combats d’arrière-garde pour se targuer d’une prééminence désormais caduque. Seuls des esprits obtus auraient vu là une forme de régression. Certes, tout était plus compliqué, car on ne tire jamais aisément parti de la fragilité et de la précarité. Pourtant, d’autres modes de vie émergeaient, balbutiantes et à faible valeur ajoutée. On ne spéculait plus sur rien, n’en ayant plus les moyens.

Quand survinrent les derniers ravages qui l’emportèrent, ce monde épuisé était moins fatigué de lui-même et se souvint très distinctement de son premier rêve, celui qui l’avait fondé…

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