Naissance d’une nation

Vincent Engel,

Après six jours et six nuits, quelques millions d’années, des guerres, des catastrophes en tous genres, des tentatives de représentation divine sur terre – toutes plus ou moins boiteuses et vouées à l’échec -, après avoir tout essayé pour que, malgré tout, ça fonctionne vaille que vaille, dix-huit siècles après un ultime essai de contact direct avec cette création et ces créatures foireuses, Dieu soupira et dit :

— Ça n’a qu’à être bon ainsi. J’en ai ras le missel, je prends congé pour une éternité.

Et il ferma les yeux.

Dieu, depuis le temps, était père de nombreux soucis. Le cadet d’entre eux, qui était le plus turbulent – baptisé du beau nom de Lucifer mais surnommé Lulu le Djâp – aperçut son divin papa endormi et eut un sourire sarcastique, comme il lui convenait. Il fit venir deux de ses frères qui, bien que plus âgés que lui de quelques siècles, étaient littéralement sous son charme. Il les invita à un grand dîner, et voici ce qu’il leur dit :

— Ça n’va nin. Not’ père, qui est au pieu, i croit qu’tout es’ correc’. Si on laisse faire, z’allons vwèr que l’monde va s’arrindjer pour viv’ en paix. Ça ne peut pas rester durer continuer longtîn ainsi. Mais d’abord, j’ai pensé à une idée… Y a quêqu’part un p’tit coin d’sensis que l’père a pas ben vu. Y a plein d’jins qui sont prêts à s’bat’ pour lui, même qu’ça vaut pas tripette. On va y faire un rikiki d’pays ben foireux, qui f’ra tout le tîn contraire que c’que les aut’ y voudront. Y aura rien qu’des faignants d’dans qui sauront pas causer comme i faut, qui foutront qu’ des emmerdes et qui voteront socialis’.

Sur ce, les frères assemblés se mirent à applaudir, et tous se mirent à la tâche. Ils eurent vite fait, d’ailleurs : le territoire convoité était, comme l’avait annoncé Lulu, de taille microscopique, et comme de surcroît ils étaient paresseux, ils ne peuplèrent que la moitié sud. Pour se moquer de leur père endormi, ils trouvèrent même pour diriger le tout un roi doté d’une énorme barbe blanche. Très vite, la tension monta dans cette région de la création : quoique petit, ce pays était venu se planter comme une écharde dans une main déjà souffrante.

C’est alors qu’alertée par le bruit, apparut Gaélique, la fille aînée du Tout-Puissant ronflant. Enfant d’un premier nuage, elle avait hérité de sa mère de tout autres manières que son demi-frère Lulu le Djâp. Quand elle vit les dégâts que ce dernier avait occasionnés à la création de leur père, elle se précipita chez lui.

— V’nez voir, les frangins. V’là la pimbêche. T’arrives trop tard, Liketje…

— Da ga nie ! s’exclama-t-elle. Je va direct le dire au Vader !

— T’es rien qu’une racusette ! Mont’ plutôt si t’as des ailes et si tu sais t’conduire en ange !

Piquée au vif, Liketje rameuta les anges qui lui étaient proches, les fidèles compagnes de Liketje, et ensemble, elles entreprirent de mettre au point une riposte aux manœuvres de leurs frères. Ces créatures étaient fainéantes, laides, mécréantes ? Elles en enverraient d’autres, laborieuses, belles, religieuses. Aussitôt dit, aussitôt créé : on bâtit Brugge, Antwerpen, les béguinages et la Constitution, on institua le CVP et le collège Saint-Michel, le pacte scolaire et même, en terres ennemies, Maredsous.

La lutte dura encore longtemps. Ce fut une incessante escalade, de ripostes angéliques en ripostes diaboliques. Il y eut les scouts catholiques et les syndicats, la Meuse et la Lanterne, l’eau bénite et la gueuze, les pannekoeken et les gaufres de Liège, les Mijnheer et les fieux, VTM et RTL, Doornik et Tournai, Mons et Bergen, les buildings de Blankenberge et les caravanes de la Semois, le lion et le coq, les moules et le hérisson, à boire et à manger. Deux guerres mondiales. L’uranium du Congo. Les massacres au Zaïre. Comme si, d’une certaine manière, tous les malheurs de la création, depuis que le Père tout-puissant avait décidé de s’en remettre au sommeil, provenaient de ce pays minuscule.

Le raffut finit par le réveiller. Il mit longtemps à réaliser d’où cela pouvait provenir et n’en crut d’ailleurs pas ses yeux, ce qui est un comble. Puis, quand il eut compris, il piqua une colère jupitérienne et convoqua ses rejetons pour les sermonner.

— On vous laisse seuls quelques petites dizaines d’années, et vous arrivez à mettre le bordel partout ! Je vais devoir une fois de plus retourner au charbon, à cause de vous !

Impressionnés, les enfants s’éclipsèrent. Dieu descendit se faire une idée plus précise de la situation. Puis, il réunit son cabinet, et pendant six jours et six nuits, ils travaillèrent d’arrache-pied pour trouver une solution à ce drame. Le premier mouvement divin fut de tout détruire, de passer l’éponge et de ne plus en parler. Mais son enquête lui avait fait découvrir que, dans ce pays impossible, quelques fous s’étaient pris au jeu et y croyaient, s’évertuaient à faire le lien entre les créatures de Liketje et celles de Lulu, non sans risque. Alors, saint Michel, qui en avait vu d’autres, sut infléchir son courroux. Le matin du septième jour, l’Archange, incognito, vint déposer sur le bureau du Premier de ces fous un projet d’accord qu’il avait concocté avec Dieu.

Quand saint Michel revint, mission accomplie, il vint faire son rapport. Dieu l’écouta, l’air soucieux et incrédule.

— Vous y croyez, vous ? demanda-t-il à son émissaire.

— Bah… on ne sait pas savoir. Il fallait essayer, une fois.

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