Quo vadis, Belgica ?

Jacques De Decker,

Le compte à rebours est plus qu’engagé. Les journalistes ne se privent pas d’imaginer les formules les plus alarmistes. La Belgique passera-t-elle l’hiver ? Au sein de Marginales où l’on traite la question depuis belle lurette, on a depuis longtemps dépassé ce stade. Il s’agit de transcender l’effet d’annonce, et de regarder les choses en face.

Voici donc un pays prospère, pour autant qu’un pays puisse se vanter de l’être depuis la catastrophe de la mondialisation, c’est-à-dire le phénomène unique de la logique de marché libérée des contraintes de l’État de droit, et ce à l’échelle du monde, et ce pays se trouve face à l’hypothèse de sa disparition. Il y aura toujours un territoire, singulièrement revendiqué par aucun voisin (on remarquera qu’on est dans un phénomène dont l’Histoire ne donne pas d’exemple), il y aura toujours une population, mais qui ne sait pas de quelle identité politique elle va se retrouver affublée, il y aura toujours une vie économique (de plus en plus précaire, il va sans dire, mais quand même), mais sans régulation. Ce dernier point est essentiel : la Belgique, si elle va au bout de son délitement, non contente, au niveau de ses entreprises, de ne pas avoir à rendre compte à un arbitre planétaire, n’en aura plus de local non plus : quel soulagement pour les spéculateurs de tout poil !

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de gros sous. La Flandre a obtenu tout ce qu’elle voulait sur le plan du symbolique, même de l’institutionnel. Ce qu’elle veut maintenant, c’est se débarrasser de ce qui, à ses yeux, la fragilise devant les périls financiers entraînés par la dévolution généralisée aux seuls impératifs mercantiles. Elle a développé une approche strictement sonnante et trébuchante de ses problèmes. Seule solution : le délestage. On jette par-dessus bord les passagers encombrants et on croit que l’on se prémunira d’autant mieux du crash.

On dira que l’Europe veillera au grain, qu’elle empêchera un processus dont elle craint plus que tout la contamination chez ses autres membres. Là, les Flamands se récrient : ils ne veulent pas de la fin de la Belgique, ou du moins ils ne veulent pas la fomenter eux-mêmes, ils attendront patiemment qu’elle s’évapore de soi dans l’espace européen. Il y a d’ailleurs une technique très belge pour cela : le façadisme. On respecte les apparences, mais derrière celles-ci, on n’en fait plus qu’à sa guise. Et quand on dit « on », cela implique aussi l’autre part du pays. De quoi vous plaignez-vous, rassurent-ils, nous sommes les bienfaiteurs des Wallons puisque nous leur offrons l’autonomie sur un plateau. Et s’ils la refusent, c’est pour des raisons suspectes, cela ne signifie rien d’autre que le désir de demeurer nos sangsues.

Il serait trompeur, évidemment, de ne pas partager les torts. Les francophones s’intéressent-ils vraiment à la Flandre ? Ils se contentent de célébrer quelques-uns de ses artistes, dont la notoriété ne connaît d’ailleurs pas de frontières, et ne s’arrête forcément pas à celle qui traverse la Belgique.

Mais regarde-t-elle la Flandre dans les yeux ? Ne fût-ce que par ce miroir contemporain qu’est la télévision ? La diffusion de ce brûlot qu’était Bye Bye Belgium a révélé au grand jour la surdité du sud du pays à ce qui se passe à son Septentrion. Une simple pression sur la télécommande aurait permis de s’assurer que la fiction fomentée par la RTBF n’avait pas son pendant à la VRT. Mais le réflexe n’existe plus. Exactement comme si, à Berlin, on se moquait de ce qui se passe à Hambourg, à Rome de Naples et de Milan, à Lyon de Lille. Sur son bien plus petit territoire, le Belge francophone se comporte en unijambiste.

Il n’a pas vu, par exemple, se produire, dans ce que de Gaulle appelait l’étrange lucarne, un patapouf drolatique qui a diverti durant des mois ceux qu’il tient encore pour ses compatriotes dans des numéros de monsieur-je-sais-tout dépourvus de la moindre morgue si souvent reprochée aux intellectuels. On ne peut pincer plus finement — car l’homme a ses finesses — la corde populiste. Se chargeant d’énergie en se pourléchant de frites au Draakske (qui veut dire le petit dragon et non le petit démon, selon le lapsus commis dans la livraison précédente), il arrondit d’autant mieux sa dégaine de bon gros dont on ne devine jamais les perversités. La sienne, c’est de pratiquer la politique réduite à ses effets. Il y a des professionnels de la chose publique qui n’aiment que les exercices de campagnes, se moquant de la victoire. Ils font penser à ces séducteurs qui ne concluent jamais. Pour des raisons d’impuissance ? D’irresponsabilité ? Chez notre toujours jeune agité des studios (pour autant qu’ils soient flamands), il y a des deux, évidemment. D’où son annonce préférée : « Le seul plan B, ce sont les élections. » Ah, comme il a hâte de se rejeter dans la mêlée ! Il en a déjà les narines frémissantes, à l’idée de sentir monter l’adoration des assemblées qu’il aura gavées de plaisanteries impavides et de promesses qu’il ne se mettra jamais en situation de devoir tenir.

Pour lui, la politique, c’est « pour la galerie », reproche qu’il assène volontiers à ses adversaires, parce qu’il est bien placé pour savoir ce qu’il faut faire pour amuser les foules et se gagner leur faveur. Il va de soi que tout cela relève de l’exacerbation jusqu’à la nausée de la politique-spectacle. Avec, à la clé, quelques médailles en chocolat : moins d’impôts, plus d’allocations, plus de pensions pour ses semblables, ses frères, éternels humiliés par l’arrogance francophone. Comme s’il y avait, au fond de tout cela, une insondable haine de soi…

Cela dit, l’Histoire ne s’arrêtant pas, il va falloir quand même affronter la réalité, même si on a envie d’aller voir ailleurs. Que faire, dès lors ? Les pays qui nous entourent, qui nous considéraient jusqu’à présent avec une indifférence amusée, mais aussi quelquefois avec une attention aussi curieuse que déférente (notre pavillon a, paraît-il, été l’un des plus appréciés à l’exposition de Shanghai), commencent à s’inquiéter. À force de jouer avec les allumettes, nous laissent-ils entendre, vous pourriez bien nous faire cramer avec vous. Les Grecs sont loin, les Irlandais sont au-delà des Britanniques, mais vous, vous êtes en plein milieu de notre périmètre central, et abritez nos principales institutions. Vous deviez être des gardiens de la paix, et vous vous comportez comme des boutefeux. Réfléchissez quand même : vous pourriez vous retrouver avec de fameux pépins à force de ne vous occuper que de vos oignons.

Il n’y a pas d’homme providentiel, capable de tenir la dragée haute au dragon flamand (sauf un certain ministre des Finances, qui l’affronta dans sa langue sur une chaîne du nord du pays ou un ex-commissaire qui lui opposa la réplique sur une scène de théâtre, mais ces deux-là se disputent entre eux plutôt que de relever le gant), la parole est donc à l’assistance. Qu’elle sonne clairement la fin de farce. Nous avons été capables de la marche blanche, à quand une marche tricolore qui n’ait pas l’air d’un défilé de déjà vaincus ?

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