Noir et blanc

Jean Jauniaux,

Les peupliers plongeaient leur fine silhouette dans l’encrier de la nuit. Ils cueillaient un peu de blanc dans les grandes taches claires des nuages, pour consteller le ciel d’astres et d’étoiles.

Ce souvenir envahissait ma mémoire tandis que d’un geste lent et précis, la main du médecin commença de dénouer le bandage qui m’enserrait les yeux. De la douceur accompagnait le mouvement agile des doigts. De la tendresse habitait la voix pendant le dévoilement de mon regard.

« Lorsque j’enlèverai le dernier pansement, je vous demanderai de garder les yeux fermés quelques instants. La pièce dans laquelle nous nous trouvons est plongée dans la pénombre. Ne croyez pas vos yeux moins sensibles à la lumière… Tout s’est bien passé… L’opération est une réussite ! »

La voix parlait, me rassurait, me mettait en garde avec prévenance… Tant de fois reportée, tant de fois refusée, cette opération allait m’octroyer, le jour anniversaire de mes dix ans, les mille émerveillements promis par une vision transformée du monde.

Depuis la naissance, je suis dépourvu de la capacité de percevoir les couleurs : seules les infinies nuances oscillant en densité et en luminosité entre le blanc éclatant de la neige et la voûte noire de la nuit atteignent mes yeux. Enfant, j’entendis parler de bleu, de rouge, d’orange… Des adultes attentionnés me demandaient de reconnaître les lames scintillantes des arcs-en-ciel, de désigner d’un nom distinct les géométries des chartes suspendues dans les cabinets d’ophtalmologie.

« Regarde, Mathieu… ce n’est pourtant pas compliqué : la première case est rouge, la deuxième est orange, la troisième est marron… Fais un effort ! »

Ma confusion, inexplicable, transformait les patiences les mieux armées en colères silencieuses et amères… Je ne réussissais à attribuer aucune sensation à ces mots qui chantaient à mes oreilles les palettes infinies mais inaccessibles.

Quand le chagrin et la colère des adultes me dévoraient, je me réfugiais dans la rangée de peupliers d’où j’allais contempler la mer et me consoler de l’interminable succession de ces déconvenues médicales. Quel besoin avais-je de ces couleurs ? Les seules sensations d’argent et de lumière, de charbon et de neige m’offraient des bonheurs ardents, des spectacles lumineux entre les deux pôles du noir et du blanc.

En été, la toile sombre du ciel mêle à l’horizon de la mer des nuages éblouissants. Ils naviguent au-dessus du balancement régulier des vagues, avalant sans cesse des lignes d’écume blanche avant de venir rouler sur le sable de poussière grise.

À l’extrémité des champs qui entourent la maison, le vent fait trembler les peupliers qui dressent vers le ciel leurs torches scintillantes d’argent et de lumière. Plus loin, caressés par les rayons du soleil, les blés inclinent l’or blanc de leurs tiges claires au rythme paisible d’un souffle léger qui ride leur surface d’une fraîcheur caressante. La fièvre des moissons à venir s’apaise sous la brise.

La main évoluait autour de ma tête en un déplacement précis et rigoureux. J’aurais tremblé si j’avais été à la place de ce médecin prévenant et préoccupé. L’acte médical réussi ne constituait plus une performance pour ce scientifique soigneux et attentif. Il s’apprêtait, la conscience en paix, à me restituer une vision « normale ». Comment lui expliquer que je n’en voulais pas ?

On m’en avait parlé, pourtant, du miracle des couleurs pour me convaincre de me laisser opérer : le bleu tendre du ciel dans les matins de juin, le vert profond de la mer à l’horizon, au plus loin que le regard puisse porter le rêve, là où une frontière semble marquer l’aboutissement de la plage sous les flots et le commencement d’inquiétants abysses, le jaune doré des blés et des froments au long desquels m’emportait, le dimanche, la promenade à bicyclette de Claire et André, mes parents, lorsqu’ils m’emmenaient sur les pavés irréguliers des chemins, et traversaient les champs entre deux parois d’argile semée de coquelicots flamboyants. Secoué sur le siège d’enfant, je me cramponnais au guidon tandis que les pavés de granit défilaient sous nos roues et nos rires. Mes bonheurs d’enfant se suffisent de ces rubans d’images monochromes. Les gris expriment, en d’inépuisables déclinaisons, toutes les nuances de l’arc-en-ciel dont je préférais deviner, pour mieux les réinventer, les trésors fabuleux.

Mais les parents insistaient. Les médecins convainquaient. « Nous pouvons à présent accomplir des miracles grâce à la technique du laser ! » Avais-je le choix ? À dix ans, j’allais donc entrer dans le monde des couleurs, dans le paradis promis par des adultes sourds mais bien intentionnés.

La main continue de détacher les strates successives de compresses, de pansements. Je voudrais l’interrompre un moment. Interrompre, ne fût-ce qu’une seconde, le va-et-vient du poignet en le serrant entre mes doigts tremblants.

Je restai muet, n’osant formuler cette ultime supplication : « Laissez-moi un dernier moment… Quelques secondes encore, pour rêver des couleurs sans les voir. Je vous en prie… Un instant… Arrêtez un instant… Je voudrais reposer dans un été d’argent et de lumière… les diamants n’y ont besoin d’autres couleurs que celles des étincelles de lumière éclaboussée sur leurs parois de cristal. »

Que ne devinait-il pas mes cris muets et mes effrois ! Que n’arrêtait-il pas le tournoiement du tulle autour de ses doigts agiles !

« Prêt ? » demanda la voix, tandis que mes paupières adhéraient encore au dernier pansement, comme la main à la feuille de papier où elle a reposé trop longtemps.

Je gardai les yeux fermés. La décision de les ouvrir m’appartenait. À moi. À moi seul. Je connaissais la pièce dans laquelle je me trouvais, du moins dans sa version « noir et blanc ». Je savais le sourire encourageant du chirurgien. Je devinais sa blouse (bleue ou verte), son regard (existe-t-il une couleur « bienveillant » ?). Dans la pièce, une large fenêtre ouvrait sur un parc dont les arbres élançaient vers le ciel les flamboiements de l’automne… « Il fait nuit, maintenant. Si vous le voulez, j’éteins les lumières. Nous irons demain regarder, ensemble, les couleurs du matin… »

Ma nuit se peupla de rêves enfantins, de tourbillons d’anges ailés, d’ogres barbus, plantureux et affamés, et, toujours, du tremblement des peupliers sous le vent.

Je quittai l’hôpital quelques jours plus tard.

Le médecin m’accompagna pour une dernière promenade dans les allées du Parc où il m’aidait à affronter les couleurs, ces habits nouveaux du monde. Il me dit l’azur du ciel, l’émeraude tendre de l’herbe, l’or blond des blés. Une vigne tendait au soleil des grappes mûrissantes, mauves et vertes. Plus loin, là où nous nous séparâmes, la lourde chenille jaune du tram labourait l’asphalte anthracite. Je n’avais qu’une hâte : aller voir ma vieille complice la mer qui roulait des vagues et brassait des plages, faisait danser les coquillages et les méduses, gonflait sous la lune des marées écumantes, tonitruait des dunes sahariennes.

Le tram balançait ses mécaniques à chaque virage, dans un fracas d’acier, de vent et de sable. Pour ne pas perdre leur équilibre, les passagers, peu nombreux à cette heure désœuvrée, anticipaient chacun des mouvements du long cachalot d’acier.

La mer enfin apparut, au détour d’une falaise d’immeubles qui m’en barrait la vue jusqu’alors. Le vent souffla avec plus d’ardeur encore, tandis que, debout, le front collé à la vitre, je buvais les couleurs abyssales de la mer enfin retrouvée…

Mais où avaient disparu ses noirs d’encre, ses gris intenses, les blancs sauvages des crêtes d’écume ? Que restait-il de l’horizon où je voyais naguère flotter des montagnes de glace, étincelantes comme des diamants, naviguant à la surface du velours noir et mouvant de l’océan ? Il ne subsistait de ces magnificences anciennes que les déplacements fades de masses verdâtres sous la voûte d’un ciel privé d’âme. C’était donc ce médiocre spectacle, le paradis promis des couleurs !

Le tram continua sa procession, tandis que j’appelais en vain les anciens enchantements. J’avais beau fermer les yeux, serrer de mes poings le frémissement de mes tempes, je ne parvenais plus à reconstruire les lumineux édifices du passé.

Les murs vert pâle de la maison, les blés jaunes, les peupliers tendus vers le ciel m’apparurent telles les grossières contrefaçons colorisées des anciens paysages immaculés.

Je revins à l’hôpital. Dans un autre service. Des êtres patients et bienveillants, fantômes en blouse blanche, allaient essayer de me faire admettre, à moi qui n’en voulais pas, un monde nouveau, coloré par un artiste auquel je ne trouvais ni goût, ni talent. Les psychologues se relayèrent à mon chevet, s’interrogèrent du regard, échangèrent des propos savants, partagèrent des froncements de sourcils, rédigèrent des notes, tandis que je sombrais davantage encore dans une mélancolie tenace. Je traversai les ténébreuses forêts de la dépression et regardai le monde avec la trompeuse quiétude des désespérés en écoutant sa rumeur savante avec une miséricorde débonnaire : mon cœur se laissait lentement engloutir par un désert cyclopéen que seul éclaire un soleil noir…

Ma vie m’accompagna docile, comme un chien suit son maître. Parce qu’il faut bien. Parce qu’il n’y a rien d’autre.

*

Les années passèrent. La nostalgie du noir et blanc dort, apaisée, dans les replis de l’âme où l’enfance sommeille.

Certains soirs d’hiver, elle se réveille. Lorsque les pluies de novembre jettent au sol des glaives glacés, de macabres desseins accablent l’adulte que je suis devenu. Je dirige alors mes pas vers le musée du cinéma. J’achète un billet, fébrile et impatient.

J’entre dans la salle, guidé par le faisceau agile d’une lampe de poche empressée.

Je contemple alors en de somptueux noirs et blancs, les paysages flamboyants et me souviens du premier film qui m’avait sauvé alors : d’un océan noir et vivant jaillissait, pour un ultime combat, le blanc léviathan Moby Dick.

Comme d’autres contemplent dans les sombres hivers des plaques lumineuses qui leur redonnent un peu de bonheur et de raison de vivre, je vais contempler, au rythme de 24 images par seconde, les écrans de pure beauté qui scintillent pour moi seul, d’une lumière insoupçonnée.

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