À, qui sait
La rumeur était montée sans rencontrer d’obstacles jusqu’à eux, et ils l’avaient accueillie sans un bruit : eux qui, quand ils sortaient, faisaient quelques pas et s’envolaient presque aussitôt et, tout légers, prenaient plaisir à se fondre dans les airs sans être vus.
Et maintenant, ils se penchaient vers le bas, et ils s’interrogeaient.
Les amants, qu’on avait pu voir dans plusieurs tableaux, savaient bien que, dans le monde qu’ils apercevaient de leur hauteur, et qui leur avait si souvent paru hostile, rien, absolument rien n’était impossible ; y compris le meilleur, pour peu qu’on regarde de ce côté, ce qui faisait le plus souvent défaut. Déjà, ils s’étaient étonnés de ne plus devoir éviter aucun avion dans le ciel – ou plutôt que le ciel leur avait soudain paru dégagé comme jamais : et plus encore de remarquer, lors d’une escapade à l’air libre, que tous les appareils, qui zébraient ordinairement sans désemparer l’horizon de leurs traînées blanches, étaient désormais rangés côte à côte sur les pistes des aéroports : ce qui ne les encourageait pas pour autant à descendre.
La question, entendue dans un film, et que, depuis les cieux, ils formulaient devant le ballet frénétique et presque maladif de mouvements en tous sens en dessous d’eux, à savoir Mais où vont tous ces gens ?, était devenue celle-ci : Mais où sont tous ces gens ? Et eux, ces amants, craignaient à présent de se faire repérer et de se voir rappelés à l’ordre, sous prétexte qu’ils étaient trop proches, par un appel lancé depuis un drone et de devenir visibles et exposés aux yeux de tous : à l’image de celui, se disaient-ils, qui s’efforce en vain de raser les murs dans une rue vidée de ses passants.
Et cependant, ils persistaient : dès qu’ils se retrouvaient dehors, l’air des cimes les appelait et ils s’élevaient aussitôt, comme un nageur qui s’échapperait par le haut de la surface de l’eau. Ce n’était même pas plus fort qu’eux : simplement, c’est là qu’ils devaient être.
De toute manière, le spectacle en contrebas, si morne ces jours-ci, leur faisait peur : car il confinait à une forme d’accablement. Comme pris de vertige, les deux luttaient contre la tentation de s’approcher et de venir trop près, d’observer toutes ces personnes désespérant d’être à l’abri derrière leurs gestes barrières et autres distances physiques (qualifiées indûment de « sociales ») réglementaires, et tout prêts à se laisser tracer pour pallier un peu leur besoin panique de sécurité. Oui, ils résistaient à une sorte de sortilège qui les attirait vers la terre de moins en moins ferme en contrebas.
Alors, ils changeaient de direction, par un gracieux virage sur l’aile.
Lundi dernier, un peu avant midi, ils flottaient en l’air près du Palais de Justice. Leur attention fut éveillée par la vision d’un homme et une femme, qui, devant un panorama de la ville, trinquaient, chacun une flûte à la main – ils crurent discerner que le champagne était de couleur rose. Ils devaient fêter quelque chose : ou peut-être s’agissait-il simplement de célébrer une rencontre qu’ils s’autorisaient. Ainsi, ceux-là avaient pu sortir, et on ne leur cherchait pas noise : bon à savoir, rien d’impossible.
Quand les millions d’humains reclus pourront débouler en rugissant dans les rues à nouveau encombrées, les clameurs de libération et les débordements de toutes sortes monteront jusqu’aux amants volant dans les airs. Mais elles ne les atteindront pas, ils n’y seront pas aspirés : car ils auront pris de l’altitude : là où règne le murmure de leurs confidences, et le silence qui n’est qu’à eux.
6 avril 2020