Ou l’enfance regagnée

Pierre Mertens,

Cela pourrait commencer par… l’advenue, enfin, d’un nouvel été. La première guêpe s’est introduite à l’aube, dans le salon. Ma voisine, devenue depuis peu veuve, exposait déjà au soleil un corps qu’elle espérait encore jeune. Dans la cour, la fille de la concierge portugaise lissait avec un peigne de fer le pelage d’un Labrador résigné. Sur la terrasse de l’immeuble qui jouxte le mien, au dernier étage, une jeune femme allait et venait, dans l’euphorie ou en colère, pérorant avec force gestes dans le micro de son téléphone portable. Je me suis dit qu’en d’autres temps, elle serait passée pour folle. De même, sans doute, que la vieille fille du septième étage, qui nourrit tous les chats perdus du quartier mais trouve que les animaux manquent quelquefois de gratitude. Pour l’heure, elle tentait d’apprivoiser un hérisson à moitié mort de peur sous la canicule naissante.

J’ai allumé la radio, je me suis branché sur un programme culturel. L’indicatif d’une émission destinée aux amateurs de sciences humaines – harmonieux mélange des vocalises d’un piano et des trilles d’un rossignol – m’a fait monter les larmes aux yeux : on entend le même, à cette saison, depuis plusieurs années, et il me rappelle, donc, autant d’étés révolus, avec des femmes dont j’ai aussi perdu l’amour au fur et à mesure.

Le bulletin d’information qui suit nous apprend qu’au Parlement fédéral, un député avait déposé une proposition de loi en vue d’obtenir une limitation de la colombophilie sur tout le territoire national.

Je m’en suis félicité, en mon for intérieur, bien qu’à l’agonie des pigeons me parût correspondre, métaphoriquement, celle de l’amour. De l’amour, en général.

J’ai découvert, il y a deux jours, sur ma terrasse, deux pigeons nouveau-nés, au plumage encore tout froissé, comme de la soie sauvage. J’en ai jeté un dans le vide, espérant qu’au dernier moment, il s’ouvrirait comme un parachute. Mais il s’est écrasé dans la pelouse où un matou n’a pas tardé à s’occuper de lui. Je me suis souvenu de ce vers d’un grand poète espagnol, où il traitait d’« assassins de colombes » je ne sais plus qui, peut-être les soldats franquistes qui mettaient, il y a soixante années, l’Ibérie à feu et à sang. J’ai rougi de honte. Je sens bien que je vais, désormais, soigner le pigeonneau restant, me consacrer à sa survie : le nourrir à la becquée, lui donner à boire – ou assister, au jour le jour, impuissant, engourdi par le remords, à sa lente agonie, tandis que sa mère tournoierait autour de nous, en laissant parfois tomber sur le garde-fou une fiente laiteuse comme un jet de sperme…

Je me demande pourquoi je nourris une telle aversion contre ces volatiles : ne vont-ils pas toujours par couples ? N’incarnent-ils pas l’amour et la fidélité ? (À moins que ce soit cela, précisément, qui en raison de l’état actuel de ma vie sentimentale, me les rend si antipathiques ? Une mauvaise conjoncture, en quelque sorte ?)

Or, en sauvant l’un des deux nourrissons ailés – par lâcheté ou mû par un remords tardif —, je sais que je vais m’attacher ses parents, et ils voudront à toute force nidifier sur ma terrasse. Pour en être quitte, je devrai leur livrer une guerre totale. Mais, sans doute, en vain : l’esprit de famille triomphe de tout…

Je ne considérerais pas sans amertume le morne rituel où m’auraient enfermé, une fois encore, mes contradictions. C’était bien moi, décidément, de tout tenter pour sauver un bébé, après en avoir arbitrairement sacrifié un autre.

Un prélude de Debussy s’écoulait, à présent, tel un délicieux poison, goutte à goutte, sur les ondes comme pour mimer méditativement le passage du Temps.

Tournons-nous vers la télévision. Il pleut sur le court central de Wimbledon, si bien qu’en lieu et place du match annoncé on repasse, à la BBC, des parties d’anthologie des années d’autrefois : Vilas-Connors, Lendl-Gerulaitis, Borg-McEnroe, qui portent ombrage au présent… Le passé était si magique… Pourvu que la règle ne soit pas générale et que cela ne vaille pas pour tout le reste !

Allons donc déjeuner à l’Armada.

Ophélia, la serveuse andalouse, m’apprend qu’elle ne sera pas là le jeudi suivant. Qu’elle se marie, ce jour-là. Si, si, elle sera de nouveau là, vendredi. (Mais, en vérité, non, elle sera absente, vendredi encore, car, au cours de sa nuit de noces, le marié – en mal d’immigration, lui aura appris qu’il était sans papiers, homosexuel et séropositif. Pauvre Ophélia, tu vivras une tragédie très contemporaine. Te reverra-t-on jamais à l’Armada pas si invincible que cela ?)

Je déploie la presse enroulée sur des cadres de bois, à l’entrée du restaurant. J’apprends qu’un champion du monde de boxe, dans la catégorie des lourds, a été disqualifié pour avoir mordu l’oreille de son adversaire, au Casino de Las Vegas. Que Marlon Brando a présenté, à la presse athénienne, ses doléances sur le réchauffement de la planète, l’érosion de la couche d’ozone, l’expansion du tabagisme dans le monde et le maintien du système des castes en Inde. Une dépêche Associated Press précise que l’acteur, qui pèserait aujourd’hui 162 kg, paraissait quelque peu fatigué à la fin de sa prestation.

Çà et là, on épilogue encore sur la déroute du numéro un mondial des échecs Gary Kasparov dans la sixième partie – en une heure et dix-neuf coups – qui l’opposait au superordinateur « Deep Blue » – équipé de 256 processeurs travaillant en parallèle – alors qu’ils étaient jusque-là à égalité : une victoire chacun, et trois parties nulles.

Mauvais perdant, le joueur judéo-arménien soupçonne des interventions de coulisse, durant l’engagement, des grands maîtres d’IBM…

Mauvaise nouvelle, tout de même, pour le genre humain qui croyait pouvoir résister à la machine jusqu’à l’aube du troisième millénaire ! Mais comment faire face à un monstre technologique à même de calculer quatre millions de combinaisons par seconde ? En attendant, le géant américain de l’informatique aurait battu son record de cotation, à l’ouverture de la Bourse de New York.

Mais il ne peut pas y avoir que des mauvaises nouvelles : un ancien détective de Scotland Yard et un professeur de neurologie à la retraite détiennent aujourd’hui, grâce aux rayons X, la preuve irréfutable que Toutankhamon a bien été estourbi, par-derrière, par le Vizir qui lui succéderait en emportant sa veuve au passage, ou par le général des armées qui ne tarderait pas à lui succéder et, au prix d’un révisionnisme acharné, s’efforcerait d’éradiquer le nom du jeune pharaon de toutes les listes officielles des rois d’Égypte. (L’agence AFP rappelle, à bon escient, que le couturier Paco Rabanne a, naguère, prétendu avoir vécu, dans une autre vie, au bord du Nil et avoir éliminé Toutankhamon. Peut-être pourrait-on le traduire en justice pour faux témoignage ?)

Je me demande, chère Ophélia, toi dont le petit visage de momie, ou de sorcière indienne, surplombe un corps de gamine, comment tu pourras survivre longtemps au cœur d’un monde assez cruel pour que les meurtres et les attentats du passé surnagent encore parmi ceux d’aujourd’hui ?

« Et alors ? Il paraît qu’il ne t’est rien arrivé ? »

Je sursaute comme si cette impérieuse mise en demeure de s’expliquer m’était adressée à moi… En fait, elle est destinée à une jeune femme qui, à la table voisine, sirote un pineau des Charentes, et celui qui l’a proférée est un habitué du restau, un vieux beau du genre aristocrate incestueux.

N’importe : je me dis qu’il formule là une sacrée bonne question ! Car, à y bien réfléchir, ne serait-ce pas ce qui pourrait, à nous tous, autant que nous sommes, arriver de pire : qu’à la fin des fins, il ne nous soit, en effet, rien advenu ?

J’en ai froid dans le dos. Ma pensée me ramène vers cette juvénile et romantique New-Yorkaise, dont parleront quelques journaux : un matin d’été, au début des années soixante, elle avait écrit, dans son journal intime, qu’il ne lui arrivait jamais rien. Mais, le soir même, elle se faisait violer puis estourbir dans un recoin de Central Park. Il ne fallait pas tenter le Diable.

(« Qu’est-ce que j’apprends ? Serait-ce Dieu possible : il ne t’est vraiment rien arrivé ? » Comme si, dans un pays tel que le nôtre, la supposition ne se révélait pas désormais bien imprudente…)

J’ai, en hâte, payé l’addition.

Sur l’heure de midi, le soleil avait dévalé une falaise de nuages et déboulé sur la ville. Comme on envoie un ballon au fond des filets. Merde, me suis-je dit, cette fois, ça y est : les filles allaient redevenir toutes belles, d’un seul coup, et allez savoir, donc, si, dans le tas, une seule aurait la jugeote, la bonne idée de tomber un peu amoureuse de moi ? L’été, solennel et péremptoire, aurait seul, encore une fois, la parole, et ferait entendre sa grosse voix !

Je décidai de passer l’après-midi à la piscine de l’Exposition Universelle. (Chemin faisant, je songeai qu’on n’avait pas trouvé le temps ni eu la volonté de désosser, quarante ans après, les fondations, les pavillons, ni les parcs d’attractions de cet immense luna-park. Fallait-il s’en réjouir ou s’en plaindre ? Tout le pays n’était-il pas à cette image ? Des décombres survivaient dans un cimetière proliférant. La mort se reproduisait elle-même.) Sur une placette, au fond d’une ménagerie à ciel ouvert, un tigre de Sibérie bâillait à pierre fendre. Sur les avenues, des joggers s’entraînaient, comme de vieux scouts, pour le Marathon prévu, le dimanche suivant, autour de la capitale, et au cours duquel, comme chaque année, des voitures-balais ramasseraient ceux qui auraient présumé de leurs forces.

Lorsque je suis entré dans la piscine, j’ai aussitôt été pris à la gorge. Par la vapeur tiède qui, dans ces lieux, s’enroule autour de vous. Mais par le brouhaha, aussi. Tumulte fracassant des plongeons, cris d’excitation, vibration des tremplins et, par-dessus tout, ce bruit de claques des corps prenant leur élan à l’extrémité de la girafe ou s’abattant sur l’eau. Je crus même discerner la houle d’un chant collectif, un chœur d’enfants interrompu, parfois, par des appels lointains. Je ruisselais, sans pouvoir discerner si c’était la buée ambiante, ou ma propre sueur, qui collait à ma peau le nylon de ma chemise.

Je devais être tombé au beau milieu d’une manifestation sportive, ou d’une fancy-fair nautique destinée aux écoles ?

Comme si de rien n’était, ai-je pensé – sans m’aviser tout de suite que je donnais inconsciemment écho au propos tenu par la dame du restaurant, une heure auparavant, et qui paraissait en faire grand reproche à son interlocutrice. Comme si de rien n’était, oui, tout allait recommencer comme avant. Autrefois. Cette fois, l’été était bien revenu, que fêtaient, dans le bassin, ainsi que dans une arène, des couples athlétiques, jouettes et braillards, et des enfants, donc, surtout des enfants bien vivants. Pleins de vie, même.

Or, c’était cela qui m’avait sauté à la figure, et pris à la gorge. Cela, et aussi cet appel lancé au micro avec une voix d’aéroport : « Le petit Jérémie a perdu sa maman : il l’attend à la cafétéria… ».

Allons ! Ils ne les ont donc pas tous tués…, ai-je grommelé, en mesurant enfin l’angoisse et le désespoir qui s’étaient emparés de moi, en même temps que je prenais conscience de leur objet.

N’était-ce pas l’été d’avant qu’on avait découvert les premiers cadavres d’enfants, au centre du pays, dans des sous-sols, à proximité de galeries de mines où, quarante ans plus tôt, avaient été enfouies les victimes de la plus grande catastrophe minière qui eût endeuillé la nation ? Après avoir décimé des mineurs, on s’en était pris aux mineures d’âge… Serait-ce pour cela que la population tout entière ne s’y était pas trompée ? Elle n’avait pas pris pour un simple fait divers, fût-il particulièrement sordide, ce nouveau massacre des innocents, mais lui avait prêté une signification politique. (Et, depuis lors, des milliers de gens défilaient spontanément, le dimanche, dans villes et villages, en silence et habillés de blanc, réclamant une improbable justice, une impossible réparation.)

Oui : ce devait être cela, et rien d’autre, qui m’était revenu en mémoire, au spectacle de ces turbulences de gosses au cœur du bassin de natation de l’Exposition Universelle : comment ne me serais-je pas senti la gorge serrée à la vue de ces ébats d’enfants inconscients du danger qui les menaçait, et de ces jeux de petits survivants, de rescapés – dont la vue ne pouvait consoler de rien ? Ne vivions-nous pas désormais au pays de l’inconsolation ?

(premières pages d’un roman en cours d’écriture)

Partager