Des drapeaux, j’aurais dû en voir des tonnes, à bord du train de la littérature. De Lisbonne à Berlin, en passant par Minsk et Vilnius, il y en avait sans doute sur toutes les façades officielles. Des drapeaux pleins de couleurs, des drapeaux qui claquent au vent, des drapeaux rectangulaires, en tissu léger, comme tous les drapeaux. Mais je n’ai rien remarqué. Je devais m’intéresser à autre chose. Le train s’arrêtait, le train repartait, il y avait tant de visages à scruter, tant de couchers de soleil à contempler et de formes de tram à répertorier que les drapeaux, je n’y ai prêté aucune attention. Pas plus qu’aux frontières, d’ailleurs. Ce qui est parfaitement logique, me semble-t-il : qui célèbre une nouvelle nation trace une nouvelle frontière. Et, je l’avoue volontiers, les drapeaux, les hymnes nationaux, les armoiries et les nationalités, moi, je ne les digère pas bien. Ni ceux d’ici ni ceux d’ailleurs. Pas plus la fierté wallonne que la fierté flamande. Pas plus mes racines que celles des pissenlits que je mangerai plus tard. Je les mangerai peut-être ici, peut-être ailleurs, cela ne me préoccupe pas du tout. Les arbres ont des racines, dit-on parfois, les hommes, eux, ont des jambes. Ils n’oublient ni qui leur a appris à marcher ni qui les a aidés à faire leurs premiers pas (et leur première bosse au front, quelques mètres plus loin), mais le meilleur moyen de montrer que cet apprentissage a servi à quelque chose, c’est de marcher le plus loin et le plus longtemps possible, pas de rester sur place.
Pour voir du paysage. S’imbiber du monde qui nous entoure. Ouvrir des yeux comme des soucoupes, puis les lécher jusqu’à ce qu’elles soient bien propres. Regarder le monde. Partout. Y compris chez nous. Sans fierté mal placée.
Parce que le ridicule et l’absurde ne sont jamais très loin du patriotisme.
Je me rappelle, par exemple, les Jeux de la Francophonie à Madagascar. On nous avait cousu de jolis uniformes sur mesure, aux frais du contribuable, avec cravate à coq wallon et coupe-vent aux couleurs de la Communauté française. Officiellement sélectionnés parmi les athlètes et les artistes de la Communauté Wallonie-Bruxelles, on nous appelait les Belges et quand TV5 a retransmis l’ouverture des jeux, personne n’a compris que nous ne passions pas à la lettre B comme le Bénin, mais à la lettre C de Communauté\ juste avant les Comores. Lorsqu’un des représentants de notre communauté montait sur le podium, on bissait le drapeau wallon tandis qu’une cassette distendue déformait les accords de la Brabançonne. Pas de quoi s’étouffer sous l’émotion patriotique. Tant mieux.
Parce que s’il y a bien une caractéristique qui me plaît dans cette terre où j’ai poussé mes premiers hurlements, c’est l’absence d’arrogance nationale. Qui sommes-nous, sinon un pays de mélange où s’agglutinent des hommes qui n’ont que peu de passé en commun et peu d’avenir devant eux s’ils s’isolent du monde ? Bien sûr, je ne dis pas qu’il n’y a rien en commun du tout entre les Hesbignons, par exemple, ou entre les Luxembourgeois. Mais tout de même, pas grand-chose, dans un pays qui cultive l’amnésie au rang de discipline nationale, fédérale, régionale, communautaire, provinciale et communale. Voire familiale, dans bien des cas.
Un Flamand bien malin a dit un jour qu’il n’y avait que des minorités à Bruxelles. Il avait raison. Mais son observation vaut pour tout le pays. Faut-il vraiment chercher ce qui unit un Gaumais de souche et un descendant tunisien installé à Waterloo ? Un Liégeois francophile, républicain et athée depuis trois générations et un notaire catholique namurois ? Ce que nous avons en commun, nous l’aurons peut-être aussi avec un Slovène exilé à Édimbourg, un Pakistanais de Lisbonne ou un Islandais qui n’a jamais quitté la terre de ses ancêtres. Ce qui nous unit sans doute, c’est un tas de machins qui nous grouillent dans les jambes et les entrailles, des désirs, des rêves, des images de bonheur et de désastre, la même haine du pouvoir qui écrase et du silence qui tue, la même peur des nationalismes qui dressent les frontières comme on dresse des chiens de chasse. Et ce fonds commun, j’ose le croire, c’est le terreau dans lequel poussent la démocratie et la liberté de parole, la liberté de pensée et de circulation.
Si le voyage en train à travers l’Europe m’a bien convaincu d’une chose, c’est que les nationalismes, sous toutes leurs formes, régionalistes, nationales ou internationales, sont des pensées d’arrière-garde. Des germes de guerres, de séparations, de frontières et de miradors. Les pays contemporains, prêts pour le millénaire à venir, sont ceux qui savent accueillir, non pas toute la misère du monde comme le déclarent les imbéciles, mais les richesses de l’humanité, ceux qui cultivent leurs particularités en communication constante avec le reste du monde : leurs voisins, les inconnus des antipodes et tous les demi-sauvages ou demi-civilisés qu’on trouve entre les deux.
Et si les penseurs de la Wallonie construisent l’histoire de leur îlot en arborant glorieusement les noms de Magritte, de Simenon ou de Peyo, qu’ils n’oublient pas que si ces noms nous sont toujours connus et si nous en tirons quelque fierté imbécile, c’est bien parce que les Américains ont accueilli les Schtroumpfs, que Magritte a reçu les grâces du pape du Surréalisme à Paris et que Simenon a été traduit dans presque toutes les langues qui s’impriment. Fiers, bien sûr que nous le sommes. Les gorilles doivent l’être aussi quand leur mâle principal a le torse le plus poilu et les cordes vocales les plus puissantes de la savane. Ils commenceront à se civiliser, me semble-t-il, quand ils inviteront les babouins qu’ils ne rencontrent que lors des combats de forêt pour une partie de pneu balançoire. Ou pour s’asseoir ensemble sur un tas de drapeaux insignifiants.