Reiser avait vu juste

Guy Vaes,

Le monde selon Bush plongerait-il ses racines dans l’école du dimanche des puritains ? S’échappèrent de ladite école, la veille de la guerre du Golfe, non pas la voix du Seigneur transformé en pitbull de la nation, mais, telles des relents de latrines, les mises en garde débiles – d’un manichéisme pour nourrissons attardés – d’un Bush senior, secondé par la fascinante Margaret Thatcher. À l’orgueil du puritain et à son respect du nanti, du puissamment nanti, répond la vulgarité de la clique politicienne. Mais ne blâmons pas excessivement la religion réformée. N’est-ce pas à elle, du moins en partie, que l’on doit la création la plus originale des États-Unis : le jazz noir qui puisa dans les chorales du temple ; ce jazz qui, par parenthèse, à Chicago comme à New York, fut financièrement appuyé par ces mécènes qu’une thèse universitaire récente a comparés à ceux de la Renaissance italienne : les gangsters.

Bref, nourri par une tradition de coups fourrés, d’appui à des régimes criminels et de guerres par procuration, George W. Bush possède ce qui distingue les grands potentats barbares : le don d’un moralisme au ras du caniveau. Cette fibre moralisante, puissamment atrophiée par son ego, fait qu’il mérite de figurer dans le panthéon où déjà l’attendent Saddam et Bin.

Mais, comme tout monde possède notre imaginaire, celui de Bush junior devra rester suffisamment malléable pour sauvegarder sa crédibilité. C’est dire qu’on ne pourra jamais perdre de vue l’interaction qui ne peut tendre que vers l’avenir. Et voilà que s’annonce, chaussée de gros sabots, la prospective… D’un côté, il y a donc ce dynamisme qui incite à corriger toute dérive trop dangereuse, à maintenir le cap ; de l’autre, il y a le respect de traditions qui paralysent. Et comme dans ces enjeux qui engagent autant l’Islam que l’Europe, et que l’Europe, c’est vous, c’est moi, que suis-je amené à visualiser, sinon à spontanément voir ?

Bush et son conglomérat d’affidés, dressés sur leurs pattes arrière tel le renard de la fable et s’efforçant de dérober le fromage Europe. Et je vois cette Europe, vieillie, dure comme un croûton d’omelette, où – se fie-t-on aux sondages – 60 % des gens ont fini par être amortis, sinon estoqués, par le seul véritable ennemi qui menace : le travail social dont Prévert a dit qu’il était bon pour ceux qui n’avaient rien à faire. Et c’est ainsi que je ne puis m’empêcher de convertir ce continent en vieux, très vieux chien (lequel, on le sait, dispose parfois de ressources énergétiques surprenantes). Et cette bête humaine, trop humaine, affaiblie par les maux de l’âge et du siècle, promènera sa truffe sèche d’un coin de rue à l’autre, en quête d’un morceau pas trop contaminé. Puis, à la satisfaction des élus de Washington, descendants des velociraptors et qui considèrent l’Europe « comme un continent décadent », on croira pouvoir mesurer le degré de schnockisation des habitants, ignorant que la décadence peut signifier le déploiement d’une civilisation. Ajoutons enfin que notre bonne vieille Europe a tendance à négliger la procréation, façon personnelle de promouvoir l’extension des déserts, à laquelle on a consacré pas mal de reportages.

Mais j’imagine le XXIe siècle débutant en fanfare. Par exemple, par le nivellement de l’Irak (et d’une population qui, ainsi, sera soustraite à la mainmise de Saddam) et par une vague internationale de terrorisme. Cela pourrait être l’occasion d’assumer les risques que mérite la fréquentation des œuvres d’art. On annoncerait que le Croissant a menacé le Louvre, on filerait revoir le Saint-Jean au désert de Raphaël. On aurait surpris une rumeur visant le bâtiment de la Communauté européenne à Bruxelles, et hop ! au musée d’Histoire naturelle pour revoir – une ultime fois ? – les iguanodons de Bernissart. Le centre d’Anvers également menacé ? Imitant la vitesse du furet, on irait se pointer devant les chefs-d’œuvre de la collection van Ertborn. À Londres, forcément dans le collimateur des Islamistes, on foncerait, jouissant à la fois du danger et de la beauté qui vous attend de La mort d’Actéon du Titien. Et l’on repenserait, non sans émotion, au personnage en loques, imbibé de pétrole et de poudre explosive, que dessina Reiser pour une couverture de « Charlie Hebdo ». Il avait les pieds dans une flaque immonde, ce personnage, et il confiait à son portable cette phrase encore plus vraie aujourd’hui qu’autrefois : « On vit une époque formidable ».

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