Un dimanche au Connecticut

Anne-Michèle Hamesse,

Comme chaque dimanche ils ont pris leur lunch debout, dos à dos dans la grande cuisine.

Après, Dick est sorti s’installer au volant de sa 4X4, un verre de vin rouge entre les mains, comme il fait toujours, pour réfléchir à l’aise, immobile, à regarder les culbutes des écureuils.

Pendant ce temps, Jessie en profite pour passer le coup de fil hebdomadaire aux enfants qui étudient à Washington.

Elle ne parvient pas à oublier cet autre après-midi de soleil du 11 septembre, une lumière dorée jouait dans les arbres, couleur de flamme d’un été indien annoncé.

La télé avait bombardé d’images ahurissantes tous les foyers en même temps.

CNN lançait des mots dérisoires : « un avion vient d’emboutir le World Trade Center », « un second avion s’est encastré dans l’autre tour », « on est sûr maintenant qu’il s’agit d’un attentat », « les secours ne sont pas encore sur place ».

Tout de suite Jessie avait tenté de joindre les enfants, mais les lignes téléphoniques étaient coupées.

Elle n’avait appris que des heures plus tard qu’ils étaient sains et saufs.

Après, avec Dick, elle s’était rendue sur les lieux de la catastrophe.

Plus rien des tours.

Des gravats.

Le silence.

Un drapeau étoilé, comme celui sur la Lune en 69. Même ambiance de fin du monde.

Aujourd’hui tout est redevenu normal.

Plus rien que les cabrioles des écureuils dans le jardin et Dick qui les regarde en sirotant son vin rouge.

Jessie allume la télé.

Comme toute l’Amérique, elle adore les reality shows.

Un couple va se déchirer devant des centaines de milliers de téléspectateurs.

Jessie déchiquette un sachet de peanuts et, jambes étendues sur le sofa près de son labrador, s’apprête à déguster le spectacle.

Il apparaît en premier sur l’écran.

Monsieur Doubbleyou. Georges Doubbleyou.

Il sourit de toutes ses dents très blanches.

Le présentateur (un noir) aux dents blanches également, lui demande sa profession : Monsieur Doubbleyou est gérant d’immeubles.

Il dit qu’il possède des ranches, il porte une belle veste de cow-boy, tout juste s’il n’a pas amené son colt car on le devine chasseur, son sourire ne manque pas d’une certaine cruauté, un peu comme une erreur dans le visage d’Américain moyen de Monsieur Doubbleyou (dont le faciès n’est pas sans rappeler celui de certains chimpanzés du zoo de Brooklyn, avec cependant un contentement de soi inexistant chez ces bêtes, quant à la cruauté inscrite dans l’éclat des dents de Monsieur Doubbleyou, celle d’un manieur de colt partisan de la peine de mort, on ne la trouve jamais chez les singes).

L’émission a déjà commencé depuis quelques minutes quand Dick rentre, va poser à la cuisine son verre ballon vide et revient s’asseoir sur le sofa aux côtés de sa femme et du labrador.

Juste à temps pour voir la comparse de l’autre envahir l’écran à son tour.

Le présentateur la désigne de la main :

— Et voici sa dame.

Jessie termine fébrilement ses peanuts.

Le chien, Toby, lèche le cuir crème du divan pour récupérer les débris tombés du paquet.

La nouvelle intervenante est pharmacienne.

De là sans doute vient tout le mal.

Le conflit qui déchire le couple n’est pas étranger à cet état.

Pour maintenir la blancheur de ses dents, Monsieur Doubbleyou fait usage de nombreux dentifrices.

Or, depuis quelque temps, cet homme soupçonne sa dame pharmacienne de mêler à son insu aux pâtes nettoyantes des substances chimiques douteuses visant à détruire progressivement l’émail des dents de son époux et, à plus long terme, sa vie même.

Le noir fait alors citer des témoins.

Le premier n’est autre que le père de Doubbleyou. On voit tout de suite qu’il n’aime pas sa bru.

Il va jusqu’à l’accuser d’avoir voulu le tuer lui aussi !

— Oui, sa dame a cherché à me tuer, clame-t-il, en pointant sur la malheureuse un colt ancien qu’il a sorti de sa poche revolver.

La bru se cache derrière ses voiles. On sent qu’elle va pleurer.

L’émotion est à son comble quand Doubbleyou la bouscule et serre son père dans ses bras.

— Mon Papa ! Je lui dois tout ! annonce-t-il aux téléspectateurs, et c’est vrai ce qu’il dit, qu’elle a voulu le tuer… cette femme est un démon…

L’ange du Mal…

Ne croyez pas un mot de ses mensonges, je la connais, c’est un monstre de dissimulation.

De plus, son frère, aussi perfide qu’elle, est venu un jour, avec une bande de voyous, saccager mon plus bel immeuble.

À ces mots, sa dame perd le contrôle de ses nerfs et se met à hurler :

— Fous-moi la paix… Doubbleyou ! !

— Jamais, jamais je ne te laisserai en paix, je vengerai mon père.

Et d’ailleurs tu n’es qu’une pétroleuse.

Ce disant il sort lui aussi son arme, et, pour la bonne poursuite de l’émission, le présentateur est obligé de faire confisquer les colts, en musique, par de ravissantes pom-pom girls emplumées.

Après un bref message de pub pour un tout nouveau dentifrice whiter teeths, les débats peuvent reprendre avec les comparutions d’autres témoins de la mésentente du couple.

Jessie a profité de la courte pause pour aller se chercher à la cuisine un toast garni de beurre de cacahuètes.

Dick irait bien se resservir un verre de vin mais il s’abstient, son souci constant de garder une excellente forme physique le préserve de tout excès.

Le défilé des témoins commence.

D’abord il y a la cousine Israëlle, suivie par Tony d’Angleterre, Jacques de France et même Loulou de Belgique.

Aucun n’aime la pharmacienne, même si (et certains avouent les avoir fouillées) ils n’ont jamais trouvé dans ses armoires aucune substance toxique, mais ils se méfient et préfèrent Doubbleyou, c’est certain.

On dirait même que beaucoup le craignent, qu’ils cherchent à le ménager, des souvenirs de famille les lient sans doute, des secrets, des haines cachées, allez savoir…

Tout s’étale tant et si bien sur l’écran qu’il finit par exploser.

Les débris de la télé se mélangent aux débris des peanuts.

Le labrador pris de panique s’enfuit.

Pour Dick et Jessie, il est temps de partir.

Comme chaque dimanche ils vont se rendre à la paroisse, ils y sont animateurs et une belle fin d’après midi s’annonce : des gospels seront chantés pour la Paix dans le Monde.

« My Lord is my Shepherd »

Et dans les arbres du jardin, redessinés par le vieux Walt, les écureuils reprennent en chœur le refrain, en rythmant le chant d’espérance de leurs belles queues rousses.

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