Révolistance

Évelyne Guzy,

Le monde doit davantage à Thomas Edison qu’à Karl Marx. Deux jours que cette phrase te trotte dans la tête. Écrite par le Pionnier, paraît-il. Mais plus personne n’est vraiment sûr. Et quelle importance, finalement ? L’auteur est mort. Tous les auteurs sont morts. À force de copier-coller. L’internet, le meilleur système de partage des idées volées. Toujours selon ton maître à penser. Enfin, s’il n’a pas pillé cette phrase à un autre…

Neuf mois que tu es là, accroupi sous ta tente. Dehors il fait froid. Ne pas bouger, t’obstines-tu. Le principal, c’est de ne pas bouger. « Qu’il pleuve ou qu’il vente. » Mais là, c’est différent : il neige ! Et cela va en refroidir plus d’un, de tes copains, c’est sûr ! « Résister. » Vous n’avez que ce mot à la bouche. Savez-vous réellement ce que cela signifie ? Mon grand-père, il les a eus sur le dos, les Boches, vraiment. Il est où ton ennemi ? « Les banques, que tu dis. Et le système. Tous pourris. Et si Marx avait tout compris ? » Parfois, j’ai l’impression que tu ne sais plus à quel saint te vouer.

Autour de toi, ils sont des centaines à camper. Au début de l’été, j’ai partagé votre photo sur Facebook, pour montrer à mes amis. Qu’il y avait un après mai 1968. Sous les pavés, la plage, que j’ai titré. On revit, quand on vous voit là, après ces années de bling-bling triomphant. Note que depuis les glorieuses septante, les plus doués d’entre nous, avec leur sens de la formule, ont fini dans la pub ou dans la politique. Et toi, tu cherches quoi ? Tu poses tes idées sur ton blog. Tu philosophes, tu joues avec les mots, comme moi à ton âge, finalement. Tu fais la « Révolistance », que tu dis. Tout un programme. Et ta maman vient te porter ton sandwich du midi. T’en fais pas, petit, je suis là.

« Révolistance », voilà comment vous avez appelé votre mouvement. Même si votre principale activité a lieu sur place. L’immobilité, rien de tel pour faire bouger le monde ! Tu ris de ce paradoxe. Enfin, tu ris. C’est pas ton jour, visiblement.

Hier, tu me racontes, le vieux, le Résistant, est venu vous saluer. Il vous a encouragés : « Ne baissez pas les bras, les gars. Tout ce qu’il vous faut c’est un idéal. Changer c’est résister et résister c’est changer. » Tu avoues que tu n’as pas très bien compris. Tu pensais, avant, que changer c’est avancer et avancer c’est… Mais le vieux avait l’air très sûr de lui, alors tu t’es dit que tu allais tourner et retourner cette phrase dans ta tête (comme celle du Pionnier, ça te fait du boulot !), et qu’à la fin tu capterais. Mais où est donc passé ton sens critique, mon fils ? On ne peut pas aduler le Pionnier et le Résistant à la fois ! « Moi si », tu m’as répondu. « Ensemble, marchons contre le vent », a encore déclaré l’ancien. Puis il est parti sous un tonnerre d’applaudissements. Comme le temps se gâtait, vous avez tous rejoint vos abris de toile. Et vous avez poursuivi votre guerre virtuelle. Joli, ton dernier message sur le Net, mais ça change quoi ?

« Et à part ça », tu me dis. À part ça ? Je sens bien que tu me fuis. J’arrive là, avec ta pitance et mes souvenirs de révolutionnaire nantie. Et tu le manges, ton sandwich au saumon bio parfumé d’aneth sur nid de roquette. Tu m’écoutes d’une demi-oreille, mais moi, qu’est-ce que t’en as à foutre de moi ? « Oh, mam, arrête ton cirque. Et garde-le ton sandwich de bourge si c’est pour m’assommer avec ta morale à trois balles. » (On voit bien que tu ne connais pas le prix du saumon bio, mon fils.) « Tu crois pas que j’ai l’air d’un con quand ma génitrice débarque ? Il y a une cantine sur le campement. » Et ton linge, qui va le faire ton linge, si je ne suis pas là ? « Je croyais que tu étais une femme moderne. » (J’ai envie d’éclater. Je la ferme.)

« Ça change le monde. » Tu parlais de changer le monde, dans ton dernier post. Edison nous a rendu la vie « incommensurablement » meilleure. Le Pionnier a « merveilleusement » poursuivi son œuvre. Grâce à eux, terré sur ta place, tu as le monde au bout des doigts. Et Marx, qu’est-ce qu’il a fait, Marx ? Le pouvoir des riches sur les pauvres, c’est pas fini, ça ! L’argent des nantis ? « Arrogant et indécent », selon le Résistant. Grâce à lui, plus de nazis, mais pour l’égalité, quel travail il reste à accomplir ! Et qu’en penserait le Pionnier ? L’argent, prétendait-il, ce n’est pas ce qu’il y a de plus enrichissant de la vie. Facile à dire, quand on est bourré de fric ! Le gourou prétend même qu’il aurait échangé toute sa technologie pour passer un après-midi avec Socrate… pas avec Marx, note-le bien ! Là où il est, il l’a peut-être déjà fait.

Mais qu’est-ce qui me prend de résumer ton article ? Face à tes silences, je fais la conversation toute seule ! Tu veux me dire quoi, au juste ?

« Encore une chose, maman. Je veux juste te dire une dernière chose. Le jour où tu m’as mis au monde, tu étais pleine d’espoir. Une nouvelle vie, un nouveau commencement. C’est cet espoir qui m’anime aujourd’hui. Assis sur cette place nous ne sommes ni plus ni moins que des espérants. Comme le Pionnier, comme le Résistant. Nous n’espérons pas tous la même chose. Mais nous pensons que l’humanité peut changer. Nous ne voulons plus entendre ces “À quoi bon” dont on nous a bassinés toutes ces années. Nous ne voulons plus voir le monde comme fermé, bouché. Nous voulons avancer. Inventer un lendemain. Modeler un avenir. Nous sommes les artistes de notre destinée, non ? Et si on vivait notre vie, et non cette existence qui ne nous appartient pas ? Et si on écoutait nos émotions, nos intuitions ? Et si on se recréait ? Et si on refondait le monde ? »

À propos, mon chéri, tu as reçu des réponses à tes demandes d’emploi ? Un travail dans les réseaux sociaux ou dans la comm, ce serait parfait pour toi…

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