Schwarzie est parmi nous

Jean-Marie Piemme,

On frappe, j’ouvre, Schwarzie se tenait derrière la porte, il s’était accroché au dos un bout de ciel lumineux comme on en trouve rarement ici, que faites-vous là, que voulez-vous, Schwarzie ne semble pas m’entendre. Je relance ma question, le coin de ciel bleu me la renvoie, mon propos s’écrase à mes pieds sans que Schwarzie n’ait fait le moindre effort pour paraître humain, pour dire quelque chose d’humain, un simple bonjour Monsieur, je suis Arnold Schwarzie, par exemple. Même si – reconnaissons-le – cette présentation était superflue (je suis parfaitement capable de reconnaître Schwarzie quand je le vois), une pareille entrée en matière m’aurait rassuré, je ne suis pas inquiet, la soirée était formidable, Dominique vient d’appeler pour me le dire. Le dîner, les invités, notre fin de nuit : très bien (impression immédiate de figurer aux quatre étoiles d’un guide des soirées mondaines), Dominique trouve tout formidable. Si, comme moi, elle ouvrait une porte et trouvait Schwarzie devant elle, elle dirait « formidable » (avec la lippe gourmande qu’elle montre dans ces moments-là). Je ne suis pas inquiet, mais une apparition de cette importance soulève des questions, peut-être des objections ! Essayez de vous mettre dans la situation : Schwarzie turgescent, Schwarzie de ciel vêtu, (on perd automatiquement 80 % de chance de comprendre ce que Schwarzie fait là si on n’associe pas le garde-à-vous de Schwarzie et le ciel bleu). Lorsqu’une porte ouverte vous met en présence d’un visiteur inattendu, la surprise est pour vous (surtout si le visiteur s’est fait accompagner d’une portion de ciel bleu), est-ce pour autant une bonne surprise ? Je n’ai plus l’âge de croire que toutes les surprises sont agréables, j’en ai connu de sacrément funestes, et devant une présence inattendue (néanmoins familière comme peut l’être celle de Schwarzie), la première réaction humaine devrait être l’inquiétude, voilà, le mot est lâché !

Je ne fais pas facilement confiance aux gens. Les bras ouverts du premier venu : dégoûtant, dangereux ! Je le dis avec d’autant plus d’empressement que la papouille spontanée est à l’ordre du jour. La réserve ayant fondu à vue d’œil, j’appelle au retour des normes de politesse, gardez vos distances, parlez-moi poliment, que la civilité me permette de jauger en premier aperçu votre coefficient de malignité possible. Les gens sont terriblement volatils, inconséquents, des petites bombes à retardement pour les autres et pour eux-mêmes, va-t-on s’en apercevoir un jour ? J’ai souvent dit à Dominique qu’elle exagérait, qu’un enthousiasme comme le sien touchait au déséquilibre, on ne peut pas se vouer en permanence à l’émerveillement, avais-je martelé, on ne peut pas, il faut avoir une case en moins pour avaler à la louche le venimeux potage de l’émerveillement. Comme tu le fais, Dominique ! comme tu le fais ! excuse-moi d’insister ! il est certainement réconfortant d’être bleu dans un ciel bleu, de humer en tous commerces l’issue heureuse, de placer sa confiance et de la voir fructifier, je n’en doute pas ! et je ne doute pas non plus que l’esprit de positivité se soit incarné en toi, tu es constructive, affirmative, néanmoins d’une crédulité crasse, oui, crasse. Elle serre les fesses, je ne voulais pas accabler Dominique (une petite femme très fréquentable au demeurant, étonnante dans sa capacité à traverser la ville à bicyclette par tous les temps, et à se mettre en quatre pour les autres), juste lui remettre les yeux en face des trous. Avec Schwarzie à ma porte, moi aussi j’aurais pu tirer des bordées de « formidable », « formidable ». Justement, non. Aucun « formidable » n’est sorti de ma bouche, ce serait faire trop peu de cas de la fêlure, je me suis limité à un « que faites-vous là », un « que voulez-vous », car enfin où est la petite place réservée à la fêlure dans ce « formidable », la fêlure des choses, la fêlure du temps, la fêlure qui me divise et par où, il faut le reconnaître, s’écoule trop souvent ma force vitale ? Schwarzie non plus ne voyait pas la fêlure, ses dictionnaires personnels n’attestaient pas le mot. Parfaitement formaté, son cerveau effaçait ce type de message avant même que sa conscience n’ait enregistré un signal. Schwarzie se tenait derrière la porte, bodybuildé en son ciel bleu, Héraclès hérissé de dollars, nettoyeur d’écuries prêt à reprendre du service, mais la perte de force vitale que j’avais évoquée devant lui, quoique je ne me souvienne plus exactement du contexte où j’avais employé ces mots, l’avait fait rugir plus férocement que le lion de Némée, et dans le ciel bleu déployé au-dessus de ses épaules, une nuée de faucons avait soudain pris son envol.

Bref, la situation était beaucoup moins figée qu’avant, nous n’étions plus face à face, séparés seulement par un cadre de porte, lui apparaissant, moi le regardant. L’idée que, certains jours, la force vitale puisse s’échapper de moi par une fêlure, et me mettre en disposition négative face à la beauté du monde, était manifestement intolérable à Schwarzie. Schwarzie n’aimait pas ça, Schwarzie s’inquiétait, sa main tendue n’annonçait plus seulement des voluptés électorales jamais connues, elle voulait maintenant saisir la mienne, m’apporter son savoir-faire, sa disponibilité. Ramassé derrière ses dents (la panoplie est complète, rien n’y manque, y compris les petits interstices par où passent les réserves de ciel bleu destinées à l’interlocuteur), Schwarzie voyait en moi un nain de jardin à secourir, Dominique n’avait pas aimé mes remarques sur ses « formidable » à tout bout de champ, elle m’avait regardé de travers pendant un temps, avait décrété ensuite que j’étais un type « formidable » pour oser lui balancer des choses pareilles, que finalement un peu de dissension rapprochait n’est-ce pas, elle se sentait disposée à la confidence, je n’ai pas eu à la pousser beaucoup pour qu’elle me déclare que quelque chose de formidable lui arrivait, non, de super formidable, tu n’imagines pas ! qu’elle avait rencontré – qui ? qui ? qui ? tu ne vas pas le croire : Schwarzie ! Schwarzie, derrière la porte ! Schwarzie ! (Derviche femelle, elle pivote plusieurs fois sur elle-même, et sans perdre l’équilibre.) Ne me regarde pas comme ça, (l’incrédulité me dévorait sans doute le visage), crois-tu que rien en moi ne puisse intéresser un homme comme lui, elle était vexée, ça se sentait à l’aigreur du point d’interrogation au bout de la question, j’aime la vie, totalement, complètement, Schwarzie l’a deviné tout de suite, en animal de race il a humé la force vitale qui est en moi, j’ai besoin de vous, lui avait déclaré Schwarzie, tout simple, tout direct. Dominique n’est, après tout, qu’une laborantine, certes expérimentée, qui travaille dans l’industrie pharmaceutique, est-ce une raison pour avaler n’importe quelle pilule, par exemple se laisser estampiller groupie sans réserve du plus beau, du plus grand, de Schwarzie ! Et le pire : fallait-il vraiment qu’elle pousse Schwarzie vers moi, qu’elle lui glisse mon adresse dans la poche, qu’elle lui souffle à l’oreille je ne sais quoi qui laissait penser à Schwarzie que j’allais l’accueillir à bras ouverts ? Dominique est tombée sur la tête, pas d’autre explication. Il y avait peut-être un message ? Quel message ? Pourquoi aurais-je besoin de Schwarzie ? Pour renouveler ma force vitale ? Pour boucher ma fêlure ? Maintenant Schwarzie m’avait pris dans ses bras, les faucons tournoyaient dans le ciel bleu, Schwarzie me serrait comme un vieil ami, aie confiance, susurrait-il, aie confiance, répète mon nom, touche-moi, sens-tu mes pectoraux bouger sous ta main, vois-tu mes yeux d’acier, un jour, je retiendrai les lignes du monde dans mes mâchoires, j’arrive du futur, je marche sur le temps. Des phrases comme ça, soutenues par une bande-son adéquate qui corrigeait utilement l’angoisse qu’une portion de ciel trop uniformément bleu (de surcroît peuplé de faucons) pourrait produire sur des âmes métaphysiques, avaient immédiatement musclé la militance encore fraîche de Dominique (supposons-le). Après tout, l’histoire de l’Humanité est l’histoire de ses messies, et elle se voyait bien en mère universelle – ce serait formidable évidemment !

Les bras de Schwarzie me serraient toujours, une scène qu’un réalisateur futé filmerait de façon que l’alliance du Muscle et du Bien n’échappe à personne. Soulignés par les roucoulades racoleuses d’un synthétiseur cosmique (que l’armoire à glace transportait sans doute dans ses tiroirs, mais je n’avais rien vu), des mots étaient murmurés par Schwarzie. Quoi ? quoi ? Schwarzie me dévoilerait-il ses projets ? un scoop pensais-je, je bénéficie d’un scoop, dieu du ciel (bleu), je serais le premier à les connaître ? Que disaient-ils, ces mots, exactement ? Ici, il faudrait au moins une expression latine pour signifier pleinement qu’on tombe de haut, et bien bas ! Oserais-je l’avouer, des propositions crades dansaient comme des petits vers sur la langue de Schwarzie, les cochonneries s’enfilaient l’une l’autre, lui tressant une couronne lubrique, oui, l’archange bien récuré se doublait une machine salace, je vous lâche ça comme ça, sans précautions, sans ronds de jambe, tant pis ! Du lascif, du rut, du vaselineux, je l’ai compris, trop tard hélas ! après m’être imprudemment retourné, Schwarzie n’a pas d’épais que le muscle. Mais je m’en voudrais d’alourdir cette fin de récit par des détails scabreux, démoralisants (et de tromper ainsi la confiance de la revue qui accueille mon témoignage). Schwarzie nous aime tous, a dit Dominique, il nous prend, il nous aime tous, il nous veut tous, c’est ça qui est formidable. Le drapeau de la victoire claque au vent : approbation brutale des faucons qui volettent au-dessus de ma tête en riant.

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