Sémira, Monica : femmes de l’année ?

Jacques De Decker,

Que retiendra l’Histoire de cette pénultième année du siècle – et du millénaire – qui s’achève ?

On ne le sait, d’autant que rien ne nous assure que l’on écrira encore notre histoire, que des chroniqueurs auront le courage de se pencher sur l’inflation d’informations qui nous caractérise, et qu’ils parviendront à y faire le tri. En ce sens, on pourrait dire que nous vivons la post-histoire de l’humanité, celle où le débordement de textes engendre un tel engorgement que plus personne n’y voit goutte…

Et pourtant, on ne peut pas dire que les papiers n’importent pas de nos jours ! Il suffit de voir quel sort est réservé à ceux qui en sont dépourvus, ou les forêts entières qui n’ont été abattues que pour consigner les ébats de l’homme le plus puissant de la planète avec une jeune stagiaire dans la pièce attenante à son bureau, qui doit son nom à sa forme ovale. D’un côté le manque, de l’autre l’excès. Aurait-elle disposé du document providentiel, la jeune Sémira n’aurait pas fini, étouffée, la tête dans le giron d’un gendarme. Ne serions-nous pas engagés dans une folie immature de ressassement des mêmes faits divers inlassablement martelés, les imprimantes d’ordinateurs n’auraient pas rendu superflue l’édition en bonne et due forme du rapport Starr. Voilà le premier livre parfaitement virtuel : pourquoi le confectionner encore, puisque les journaux l’ont anticipé et que chacun, pourvu de l’installation requise, a pu le glaner sur la toile et se bricoler une brochure personnalisée, ce qui est bien le moins en ce qui concerne des comportements aussi intimes ?

Une différence, parmi d’autres, entre les deux faits : dans un cas, il y a eu mort de femme et, quelques heures plus tard, démission de ministre ; dans l’autre, il n’y eut tout au plus que petite mort et refus de démission de président des États qui, pour le coup, se trouvèrent fort désunis. Ce n’est qu’un des aspects de ces deux « affaires » très contrastées : d’une part la tragédie, de l’autre, la comédie, ou plus précisément le vaudeville. Mais à chaque fois, une femme est au centre de l’événement.

Une femme dont on connaît le nom, mais dont on ne cite bientôt plus que le prénom. Comme si, peu à peu, on se dégageait de la loi du père, détentrice du nom, et que ne demeurait que l’appellation enfantine, affectueuse, mais un peu paternaliste, si l’on peut dire. Comme si nous étions tous les pères de Sémira et de Monica. En un sens, oui, puisqu’elles sont les filles de leur époque. On sait deux-trois choses d’elles, mais ces caractéristiques servent tout juste à leur donner un peu de relief dans la fresque, en fait on se moque de ce qu’elles peuvent avoir de singulier. On ne veut pas savoir. Elles sont le corps du délit, rien de plus. Délit d’adultère, surtout de parjure, pour ce qui est de Monica; délit de séjour inautorisé sur un territoire, pour ce qui concerne Sémira. Mais leur existence, à peine profilée, peut provoquer un séisme politique. À l’échelle belge, le ministre de l’Intérieur qui se démit parce qu’il avait entendu une foule le traiter d’assassin était un ténor de première force ; il trébucha néanmoins sur le cadavre d’une jeune Africaine dénuée de tout.

À l’échelle internationale, alors là, la disproportion a pris des dimensions hallucinantes : une tache de sperme sur une robe bleue, et le sort du monde pourrait en être changé. Cela relègue le nez de Cléopâtre au magasin des accessoires périmés. Au petit jeu des pyramides dressées sur leur pointe, des souris engendrant les montagnes, les records ont été battus. Plus que jamais, il valait mieux prendre le parti d’en rire plutôt que celui d’en pleurer. C’est ce qui s’est fait d’ailleurs : William Clinton, président de la nation la plus puissante de la terre au détour du millénaire, et au moment où son pays était plus que jamais l’arbitre du monde et en détenait le leadership incontesté, restera dans les mémoires comme le protagoniste navrant d’une multitude de plaisanteries salaces.

On comprendra que la tentation fut grande de se donner ces deux épisodes comme argument de cette troisième livraison de Marginales. Curieusement, les écrivains mordirent moins à l’hameçon que les fois précédentes, peut-être parce que la fiction spontanée avait déjà énormément exploité le thème du « Monicagate » et que la nécessité ne s’est pas imposée de changer de registre. Il est encore trop tôt, peut-être, pour que la littérature prenne la distance nécessaire ou élève le débat au-dessus de la ceinture. Quant à la mort de Sémira, cette victime de plus de l’étrange manière dont la Belgique gère sa sécurité, elle a trop marqué les esprits et les sensibilités, est trop empreinte d’ambiguïtés aussi, pour que l’on puisse y réagir autrement que par l’indignation, dont on verra qu’elle caractérise nombre de textes réunis dans ce numéro. Mais on se félicité que quelques auteurs aient pleinement relevé le défi, Didier van Cauwelaert en tête, qui a tenu à jouer le jeu, ce dont nous le remercions particulièrement.

Mais Marginales est une revue à géométrie variable. Si le dossier est moins copieux, les autres sections disposent de plus d’espace, prennent leurs aises, et les inédits peuvent se déployer. C’est le cas cette fois, et cela nous permet de prendre le pouls d’œuvres en cours, tant en français qu’en d’autres langues. Elles valent qu’on s’y attarde : la littérature y est à l’ouvrage, comme une sort de boussole dans cette époque qui en est tellement dépourvue. Marginales ne veut rien être d’autre qu’une plaque sensible sur laquelle s’impressionnent des images qui nous permettent de voir un peu plus clair dans le réel qui nous cerne et nous laisse si souvent perplexe. Écrire et lire des textes pour mieux lire et écrire le monde, nous n’avons pas d’autre visée.

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