Tranchantes aurores

Thierry Bellefroid,

La ride est une sente mystérieuse. Elle sinue, s’insinue, singe l’ingénue qu’elle n’est plus. Tu la suis, la sens sous le dard de ton regard. Cette femme n’est plus jeune, mais tu n’aimes pas les femmes jeunes.

Ce matin, celle qui s’allonge sur ton lit, celle qui s’alite dans ton salon, la belle du jour, ce papillon.

Ce matin, cette femme d’un certain âge à l’âge incertain, entre deux eaux, entre deux peaux.

Mais cette ride qu’elle te tend, là, précisément, au coin de l’œil. Mais cette hanche qui se creuse pour rebondir un peu plus loin. Cette douce et sirupeuse promesse de vieillesses à sucer ensemble.

C’est tout cela que tu aimes.

Tu la regardes.

Elle est belle à pleurer, la quinqualanguie. Belle à damner. À damer le pion à toutes ces jeunesses qui s’affichent en fesses sans graisse, en seins assaillants, en bouches brillantes et en lèvres lippues. Cette femme mûre, ce long poison acidulé, c’est ton amante, ton jardin des plantes, ton insoumise et ta promise.

Marilyn.

Tu l’imagines. Chaque matin, c’est toi qui l’habilles, Marilyn, toi qui la vis, qui la vieillis. Elle avait 36 ans, tu lui en as rajouté quinze, juste pour voir. Et tu suis la ride de Norma Jean, cette couture au bord des yeux que le Grand Couturier n’a pas eu le

temps de piquer. Tu n’es pas fou. Enfin si, tu es fou. Fou d’elle, fou d’un mythe, d’une icône. Mais ta folie à toi est innocente et invisible, inutile mais pas nuisible ; tolérée, sous patente.

Un matin, un matin de blonds arpèges, de portées sans anicroche, un matin de roche polie, un matin de pierre ponce sur les peaux, de bains turcs, de pores qui respirent, un matin de cocagne, ils sont venus, les voleurs de sommeil. Tu les as vus par la fenêtre, avec leurs têtes de parfaits ouvriers. Ils sont venus, les briseurs de rêve, les kidnappeurs de silence. Ils ont posé l’objet juste devant ta façade. Et tes nuits se sont mises à ressembler à des jours. Ils sont venus, les ravisseurs de songes. Camion jaune et salopette bleue, ils sont venus. Tu n’as pas compris qu’ils posaient les chaînes sur tes paysages intérieurs. L’un d’eux t’a souri. Iscariote doit être son nom. Tu n’as pas tendu l’autre joue. Tu ignorais qu’on te frappait. Ils sont venus. Et te voilà.

Te voilà.

Te voilà.

Te voilà. Fourbu, à fourbir tes larmes. Te voilà. Hébété. Privé d’elle, privé d’air. Matin aphone, couleurs atones, te voilà sans elle et sans but ; errance du regard sur l’aurore inutile. Depuis l’objet en bas de chez toi, depuis le bruit strident des premières fois. Tu ne t’habitues pas. Tu ne t’habites plus. Tes fins de nuits vrillent des fatigues insatisfaites.

Depuis.

Te voilà.

Soliloquant sans éloquence.

Te voilà.

Marilyn a disparu de tes matins timides, elle a fui les steppes de tes réveils rugueux, elle a dansé hors de tes pistes aux étoiles, elle a mis les voiles. Marilyn. Ta mythe woman mythomane, ta blonde platine, ton tourne-disque, ta chanteuse de cabaret. Tu la réinventais en rêve ; passante de songes évanescents. La voilà morte à présent. La ride était profonde, le doigt qui l’a suivie s’est-il fait couteau ?

Tu l’as tant réinventée qu’elle s’est usée jusqu’à la muse. La voilà délavée, désincarnée, défigurée. Démarilynisée. Plus jamais tu ne glisseras sur ce sourire blanc, skieur infatigable, aventurier hors-piste, harpiste sans partition, improvisateur, prestidigitateur. Tu l’as tuée, immolée de lumière. Autodafée, ta fée.

Ils sont venus ce matin-là, tu étais encore dans ses bras, sa peau soyeuse comme un drap. Et l’enfer a commencé. L’enfer s’est installé. Chaque nuit, tu reprenais le fil de la ride, tu lui caressais la nuque, là, juste sous la cascade d’or, tu pansais tes plaies sous ses blés. C’était ton rêve perpétuel. Juste tu. Et elle. Mais le matin n’a plus la couleur du miel. Depuis.

Depuis. Le rêve éclate dans un bruit d’essieux mal graissés, de disques de freins assoiffés d’huile. Tu regardes la chambre. Marilyn est partie. Enfuie. Les voleurs de sommeil ont atteint leur but.

Je passe chaque jour un quart d’heure sous la fenêtre de ta chambre. En attendant mon bus, je pense à toi, à tes aurores fracassées, à ton miroir aux alouettes brisé en plein vol.

Moi, ça va, merci. Depuis qu’on a déplacé l’arrêt du « 71 » de sept cent cinquante mètres, je dors mieux. Et j’entends la Castafiore au réveil, comme il y a vingt ans.

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