Voici donc Shakespeare posant son Théâtre du Globe sur les bords de la Senne, pour une représentation impromptue de Jules César. « Moi, je suis immuable comme l’étoile du Nord / Dont la constance et la fixité / N’ont pas d’égales dans les nues », clame l’acteur jouant le rôle du Conquérant, quand une voix des Caraïbes lui répond : « Mais un homme sauve l’humanité, un homme la reclasse dans le concert universel, un homme marie une floraison humaine à l’universelle floraison : cet homme, c’est le poète. »

Shakespeare opine en se grattant la tête : oui, dans les bruits et les fureurs de l’époque actuelle, c’est cela que doit être son Théâtre du Globe !

L’aède réduit à néant, qui crierait encore la mutilation du corps collectif ? Qui d’autre signalerait la trépanation douce dont semble jouir un organisme social privé de rêve et de mémoire, où chaque atome se rassure et trouve son ultime repos de n’être plus qu’un organe dévitalisé, fonctionnant au service d’une structure sans racines et sans fruits, sans source ni rivage ?

« Mais un homme sauve l’humanité : cet homme, c’est le poète. » Shakespeare acquiesce à la réplique d’un poète nègre du vingtième siècle et médite sur son sens en considérant l’arc décrit par une civilisation depuis la conquête romaine jusqu’à toutes ces convulsions frénétiques sous le contrôle de la tour Panoptic.

Par un phénomène inverse de celui qui caractérise les tétraplégiques, détenant dans leur cerveau les commandes vitales essentielles, tandis que, les connexions de la moelle épinière étant rompues, leur corps demeure immobile, cette société paraît animée d’une agitation perpétuelle de tous les membres d’un corps dont il est interdit de demander quelle partie centrale du système nerveux lui fait défaut pour qu’y semble anesthésié le sens du sens.

« Mais un homme sauve l’humanité, c’est le poète. » Ces mots sont de Césaire, et peu importe que soit fictive ou véridique la fable selon laquelle Shakespeare aurait posé son Théâtre du Globe au bord d’une rivière transformée en canal dans la capitale d’Europe, ni qu’il soit vrai que la disparition des derniers arbres devait y chasser le chant des oiseaux qui s’étaient répété bien des histoires de branche en branche au fil des siècles depuis Jules César : celui-ci n’en est pas moins interloqué, dans sa prétention de légat du premier empire universel à faire coïncider son Moi et le monde. Ayant donné l’ordre à quatre légionnaires coiffés du casque de l’escadron d’intervention rapide contre le terrorisme de jeter aux fers le perturbateur, non sans le sommer d’avouer le sens crypté de son message, César s’entend répondre par Césaire : « La poésie est cette démarche qui par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde. » L’imagination de Shakespeare n’est jamais prise en défaut quand il s’agit de penser les rapports entre l’art et le pouvoir. Que conquièrent, au juste, les Conquérants ? Pouvait-il imaginer, César, que cette voix de l’avenir fût celle d’un nègre gréco-latin dont l’envergure littéraire et politique ferait l’une des grandes figures intellectuelles du globe vingt siècles après son invasion des Gaules ?

Dans un jaillissement de lumières venues des profondeurs aquatiques, les plus hautes murailles de cette capitale peuvent bien s’écrouler, ses dômes palatiaux et basilicaux s’envoler avec tous les clochers gothiques, boulevards et avenues s’écarteler pour donner lieu à une gigantesque sarabande automobile dans les airs dignes des attractions de la foire du Midi ; depuis les firmaments souterrains, des pluies d’astres palpitants peuvent bien se mêler aux dorures d’une Grand-Place qui prendrait les allures d’un vaste théâtre où les populations contempleraient au sommet de l’hôtel de Ville un signe prodigieux salué par une immense clameur : ce serait le dragon qui pourfendrait l’archange saint Michel – tous ces étranges phénomènes, et bien d’autres, peuvent bien survenir sans que pour autant s’en dégage un sens autre que celui d’un divertissement de plus offert grâce aux effets pyrotechniques ménagés par la tour Panoptic, dont la première pierre fut posée par César voici deux mille ans.

« Mais un homme sauve l’humanité : cet homme, c’est le poète. »

Depuis la source qui bouillonne sourdement dans le fond de la capitale, ce cri d’Aimé Césaire permet à Shakespeare d’envisager un au-delà de l’horizon. Si la volonté d’être de l’Europe a conduit celle-ci vers les îles du soleil couchant, si le monde ancien se reformule à partir de l’idée caraïbe, si les plantations extensives s’y développent, grâce à l’esclavage, comme un modèle nécessaire à l’essor du capitalisme européen ; si donc, sans les Caraïbes, l’Europe ne serait pas l’Europe et lui-même, Shakespeare, ne serait pas Shakespeare ; et si les métissages propres aux Caraïbes font surgir une image nouvelle de la « nature humaine » n’ayant d’équivalent que dans les brassages de populations au fond de la mer Méditerranée, ne peut-on en déduire qu’il y a là le creuset d’une substance nouvelle qui devrait être le substrat de toute œuvre novatrice en Europe, sur les plans de la création artistique aussi bien que de l’invention politique ?

Shakespeare se caresse le menton, marchant de long en large sur la scène de son Théâtre du Globe, installé par les soins d’Atlas au bord du canal de Bruxelles. Il songe à son Timon d’Athènes, vaste réflexion méditerranéenne sur les finalités de la richesse matérielle, ainsi qu’à son couple de La Tempête, formé de Caliban et de Prospero, qu’il promène sur une île des Bermudes. Une voix s’élève alors, du cachot où César a relégué Césaire, chargée de bimbeloteries et de miroirs ; une voix charriant des millions de crânes pour une traversée de l’Atlantique ; une voix éraillée par le rhum en provenance des Caraïbes : « Nous pousserons d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées ».

Le grand cri nègre de Césaire – n’en déplaise à tous les Césars –, par-delà siècles et océans, jetterait pour toujours un pont suspendu fluide et mobile de l’Europe à l’Afrique et à l’Amérique, l’Europe entendue comme la petite sœur occidentale de l’immense Asie.

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