Un divorce à la belge

Michel Torrekens,

Décidément, le climat ne changerait jamais. La gare dégorgeait ses navetteurs. Crachés à flots réguliers, ils ondulaient dans un même mouvement énervé, précipité, cadencé. Leurs pieds martelaient le sol selon un rythme bien précis, d’armée en fuite. Une armée qui se lançait tête baissée, dos courbé, sous une pluie drue et persistante qui devait rappeler à Ricardo, plus que n’importe quel signe extérieur, qu’il était un étranger.

Intégré mais d’ailleurs.

Malgré son tempérament de conquérant.

La pluie disputait l’espace aérien de la place Léopold à la lumière avec laquelle elle tricotait un gilet serré de gouttes de grisaille où grouillaient les reflets tremblants des passants pensant au café chaud des secrétaires. Cette giclée continue trempait les corps, ramollissait les muscles. Les esprits aussi. Elle ne rafraîchissait pas mais plaquait les vêtements contre les peaux. Cette douche collante s’insinuait partout, gonflait le cuir des chaussures qui perçaient en désespoir de cause. Des flaques s’étendaient et grandissaient dans les nombreux renfoncements de la chaussée qui trahissait à cette occasion son mauvais entretien.

Ricardo aurait encore jubilé: “Vous avez voulu faire de votre ville la Capitale du nouveau continent et elle fuit de partout.” Me plaisait néanmoins l’insolence insouciante de cette pluie obstinée, régulière, opiniâtre, qui tombait et tombait et tombait comme s’il n’y avait pas de sol pour l’arrêter. Je souris en pensant à Ricardo qui devait s’énerver derrière ses essuie-glace incapables de lui dégager suffisamment la vue. Coincé dans son habitacle lardé de hallebardes acharnées, il devait ronger son frein, rouler au pas. Avec la satisfaction de qui a le triomphe modeste, je recommandai un café avec un sourire pour cette pluie qui m’offrait un répit.

Court répit.

La voiture métallisée bleu roi de Ricardo déboula sur la place et s’arrêta trois, quatre mètres devant moi. J’eus juste le temps de me brûler la gorge en essayant de terminer mon café et de sauter vers la portière que Ricardo m’ouvrit en se penchant sur le siège passager. “Ton pays est une vraie pataugeoire. Il se transforme en éponge. Je vais demander une prime pour désagréments causés par la pluie. Y’a pas de raison. D’autres professions ont bien leurs primes de risques. Je sacrifie le soleil de Toscane pour le potage gris et visqueux de votre ville blême. Cela mérite une compensation ! Je me demande ce que je suis venu foutre ici.”

Sacré Ricardo. Comme si quelqu’un ignorait ce qu’il était venu faire ici ? Depuis que la ville avait été érigée au statut de Principauté de B…, avec à sa tête un petit prince qui n’avait plus de royal que ses origines, tous les affairistes du continent s’étaient précipités sur ce bout de territoire, ce reste de dentelle d’un pays à vau-l’eau. Car si petite soit-elle, cette principauté avait hérité du rôle envié de capitale des États-Unis d’Europe. Devenue le nouveau pôle de décisions de la planète, après avoir imposé la nouvelle monnaie continentale aux différentes économies mondiales, la ville avait drainé multinationales, lobbies, consortiums bancaires et tout un monde polyglotte habitué de se dire mille choses en dix langues sans jamais s’écouter. Et puis merde, il était venu un petit peu parce qu’il m’avait épousée aussi. In tempore non suspecto.

Ricardo m’asséna la nouvelle du jour comme un coup de poing. “Ça y est, nous avons décidé de lancer des frappes aériennes sur la ville de B…” J’étais estomaquée, je suffoquais. Avec un sourire triomphant, Ricardo, manifestement heureux d’être le premier à annoncer la décision (fonctionnaire au Caprice des dieux, il se prenait souvent pour l’un d’eux), se réjouissait de ce qui ressemblait à une déclaration de guerre contre cette petite république repliée sur les confins du continent et dont la population s’exprimait dans une langue jamais pratiquée à l’intérieur de nos cénacles internationaux.

Je pensai furtivement que l’on parlait de déclaration pour les guerres comme pour l’amour et que Ricardo ne m’avait jamais fait, à dire vrai, de déclaration d’amour… Il expliquait avec volubilité l’inéluctabilité de ces frappes humanitaires… Pourquoi pas des bombardements philanthropiques tant qu’ils y étaient à massacrer les mots ? Ricardo balayait d’un revers de la main les leçons de l’Histoire, lui qui pourtant venait d’un État qui avait dominé un empire aujourd’hui disparu. Quand comprendrait-il que toutes les grandes civilisations finissent par sombrer ? Que la grandeur conduit au tournis du vertige ? Mais les hommes veulent toujours maîtriser le monde… “Ils vont tous être pris au dépourvu, s’enorgueillit-il. Russes et Américains ne s’en remettront jamais. L’Office transnational des armées nouvelles va enfin pouvoir faire la preuve de son utilité, déployer son arsenal dernier cri, montrer toute sa puissance. Quand tu penses que personne ne voulait en entendre parler. Jusqu’à organiser des manifestations pacifistes plus importantes encore que les marches contre les armes nucléaires. Ne trouves-tu pas ridicule tous ces gens qui croient qu’il suffit de venir se balader un après-midi sous les fenêtres de nos administrations et dans les grandes artères de la ville pour fléchir des décisions déjà en route depuis des mois ? Nous avons même dû installer un pilon rien que pour broyer toutes les pétitions qui se déversent chaque jour chez nous.”

Cette assurance de Ricardo, cette absence absolue de doutes, de possible remise en cause de ses choix m’ont toujours exaspérée. Ricardo ne voyait jamais les paysages, leur variété, les damiers de champs, de prairies et de forêts, la liberté des rivières, le vol d’une hirondelle comme une signature dans le ciel, il voyait encore moins les visages, les histoires qu’ils portent, il refusait d’entrevoir les moindres rides d’un temps qui passe. Pour lui, tout n’était que dossiers. Cette guerre, je suis certaine qu’il la rangerait entre celui du “Financement” de son parti et celui de l’“Harmonisation monétaire”. Quant à moi, je me vis avec appréhension rangée dans la farde “Sexualité”. Ainsi en allait-il pour tout chez Ricardo: chaque chose à sa place, et les vaches – même folles – seront bien gardées.

En attendant, les gens d’ici n’ont plus rien à dire et se résignent à suivre le troupeau. Ceux qui se sont retournés dans les forêts du Sud vivent dans une autarcie larvée, coupée de tous les réseaux de décisions, dans une sorte d’hédonisme béat. Leurs dirigeants se comportent comme des préfets, gèrent leurs terres comme des seigneurs et demeurent incapables d’insuffler à la population des envies, des désirs, des passions. Même le football ne parvient plus à satisfaire leurs besoins organiques de rêves. Les équipes sont comme les paysages: sans envergure. Quand je pense que j’y suis née, que j’y ai grandi, que j’y ai été formée… Et pourtant, mon cœur bat encore pour cette région sans nom, sans vraie capitale, qui a mal emprunté la langue d’un voisin, qui s’est exportée aux quatre coins de la planète, ne profite pas de l’autre et tremble à l’idée de l’écraser. Ricardo riait de moi quand je lui proposais d’y passer nos vacances: “Aller s’enterrer dans ce trou perdu, tu n’y penses pas ?”

C’est parce que j’y pensais de plus en plus, que je voulais retrouver le rythme de la marche, le silence du brouillard levant et des visages amis que je décidai de déserter, de rompre avec les certitudes de Ricardo, de tirer le drapeau blanc, d’instaurer un cessez-le-feu. Je lui annonçai avec calme, un calme à travers lequel je ne reconnaissais pas ma voix, que j’allais le quitter, définitivement, irrémédiablement, que je changeais de camps, que je prenais le large, que je demandais le divorce… Il s’arrêta, se pencha au-dessus de mes genoux, tendit la main vers la poignée, ouvrit la portière… Sans un mot. Je sortis de la voiture, qui démarra brutalement. Je ne l’ai plus jamais revu, je n’ai plus jamais remis les pieds non plus dans la Capitale, je me suis réfugiée dans l’arrière-pays. Ricardo ne m’a pas menti. Depuis sept semaines, les frappes aériennes ont été lancées sur la ville de B…

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