Cette fois-ci, je vais gagner. Je vois bien qu’il fatigue. Il prend plus de temps pour ramasser ses balles. Il essaie de récupérer. Je vais enfin remporter un match contre lui. Après cinq ans… Comme elle est étrange, cette importance que nous accordons à la possibilité de vaincre dans le jeu. Qu’est-ce que j’ai pu en rêver de cette victoire! Il m’est souvent arrivé de passer à côté. De peu. Ma rage était telle que j’imaginais envoyer une balle d’une force inhabituelle, en plein cœur, qui le terrasserait sur place. De telles pensées m’effrayaient et me donnaient une étrange satisfaction. Mais une main invisible freinait mon bras au moment de frapper. A la façon dont il me regarde aujourd’hui, mélange de hargne, de désespoir et d’incompréhension, je me demande si les mêmes pensées ne l’effleurent pas. Bon, j’ai mieux à faire que de m’arrêter à ces supputations: j’ai la partie en mains, continuons sur ma trajectoire et profitons du moment.

Philippe tient la forme aujourd’hui. Il a mangé de la vache enragée. Bon dieu… il me fait courir là où il veut. Je vois littéralement passer les balles sous mes yeux. Impuissant. Je me sens impuissant et je ressens quelque chose de bizarre… Je pensais que j’aurais toujours la partie en mains avec lui. Je l’ai vu grandir, je le connais peut-être mieux que lui-même, je vois en lui certaines de mes réactions comme cette fébrilité qui nous saisit quand on sent la victoire toute proche. Mais cette fois il m’échappe. C’est lui qui me tient maintenant au bout de sa raquette. Je suis à bout de souffle. J’essaie de le lui cacher, en retardant la relance entre chaque balle. Cela ne suffira pas. A vrai dire, j’aurais bien envie de déclarer forfait, mais je ne peux pas lui faire ce coup là, ce serait lui retirer tout le plaisir de la partie. Une partie inédite entre nous. Il s’envole littéralement, trois points d’avance et moi, un petit point gagné sur une erreur de sa part. Pourtant, nous avons été au coude à coude pendant une heure trente. Il faut bien reconnaître que ce match est aussi le plus beau que nous ayons disputé. Disputé? Comme s’il devait y avoir une dispute entre nous?

Il fait beau. Le temps que je préfère pour jouer. Un ciel lumineux éclaboussé de soleil, un air doux qu’un vent léger souffle sur la peau. Les mésanges, ces oiseaux que papa appelait « mes anges bleus » quand j’étais enfant, zinzinulent dans les arbres qui entourent le terrain. Je ne me suis jamais senti aussi bien. Cette fois, mon bras ne fléchira pas. J’ai toujours eu l’impression de suivre mon père, de courir derrière ses exploits, ses coups. C’est maman qui sera contente quand je lui annoncerai que je l’ai battu. Elle a toujours pensé qu’il ne me laissait aucune possibilité de lui arriver à la cheville, aucun espace pour me réaliser. Les réflexions de ma mère ont le don de m’agacer. Elle ressent toujours le besoin de me défendre, de me protéger sous le couvert de la comparaison. Et pourtant, je ne me suis jamais autant senti l’égal de mon père que sur cette surface de terre battue, orangée, où il voyait en moi un adversaire digne de lui. De plus, c’est une des seules occasions où je vis quelque chose avec lui, qui nous rapproche. Un détail m’a frappé récemment: là où la brique pilée n’a pas été trop remuée, apparaissent les traces de nos pas. J’ai constaté avec émotion que mes empreintes ressemblent de plus en plus aux siennes au point de se confondre. Au fur et à mesure des changements de côtés, elles finissent par se mêler, se superposer, se confondre. Bientôt, nous pourrons échanger nos chaussures.

Philippe n’arrête pas de sourire. De mon côté, j’essaie de garder bonne figure, mais il n’est manifestement pas dupe de sa toute neuve supériorité. Tout à coup, mes précédentes victoires me semblent déjà bien lointaines. Comme si elles m’échappaient définitivement… Et je vois poindre avec une sourde crainte la perspective de ne plus pouvoir jouer avec lui. Ou plutôt contre lui. Les mots trahissent bien des choses. Je n’ai jamais joué contre lui que pour mieux être avec lui. Et peut-être que tout ceci touche à sa fin. Aura-t-il encore envie de me défier quand je ne pourrai plus lui opposer qu’une vaine résistance? Je panique. Peut-être n’ai-je pas assez veillé à construire autre chose durant ces week-ends que nous passions ensemble? Ce terrain de brique pilée orangée, ces quelques lignes blanches qui délimitaient nos échanges, ce filet qui nous séparait comme tant d’autres choses encore… Aurai-je connu un autre espace avec lui? Ailleurs, tout me semblait tellement convenu, artificiel, stéréotypé… Ici, j’ai vraiment l’impression de me lâcher, de lui donner toute mon énergie, ma joie de vivre, de me battre. J’ai peur de perdre tout cela.

Le soleil cogne dur. Ses rayons acérés rebondissent sur le sol poussiéreux avec une énergie semblable à celle de nos frappes sur les balles. Nous bronzons autant que nous jouons. Autant dire que nous cuisons. C’est Nathalie qui va apprécier, elle qui trouve que je me couvre trop en vacances. Je n’ai pas encore dit à mon père que j’étais amoureux d’elle. Pourtant, depuis le temps que cela dure, il serait temps que j’y pense. Je ne sais pas trop où lui en est côté cœur. Le pauvre, depuis qu’il s’est séparé de maman, avec qui vit-il? Elisabeth, une ancienne amie avec laquelle il avait renoué. Le temps d’une consolation, d’une écoute. Et puis Juliette, un feu qui lui a cautérisé quelques blessures, celles du corps. Mais ces deux relations l’ont vite lassé. J’ai parfois l’impression qu’il est fatigué de l’amour, qu’il a usé tout son potentiel avec maman et qu’il n’a plus envie de donner grand chose sur ce plan-là. Je dois bien admettre qu’il vieillit, même si cela ne me réjouit guère. J’en ai la preuve aujourd’hui même. La preuve par moi-même, hélas. C’est cela vivre, infliger des défaites à l’autre sans vraiment les avoir souhaitées. Cela dit, je me console en imaginant que ma victoire sera aussi un peu la sienne. D’une certaine façon. Pitoyable consolation. Je voudrais tellement ne pas le prendre en pitié.

Aujourd’hui, c’est Philippe qui compte les points. Un signe qui ne trompe pas: il est dans un jour avec. C’est moi qui subis son jeu. J’entends avec émotion cette voix nouvelle qu’il a acquise en quelques semaines, une voix forte et grave dont l’enfance est définitivement gommée. Une voix qui ressemble désormais à la mienne. Alors que je me retrouvais déjà dans ses traits, étrange partage d’hérédité entre moi et sa mère inscrit dans son visage, et que son corps athlétique calquait celui que j’habitais il y a quelques années, avant de prendre quelques kilos, je me découvre aujourd’hui dans la force et la conviction avec lesquelles il donne les points. Cinq – deux, le résultat claque dans l’air ensoleillé. Il m’assène cette escalade de points avec détermination. J’ai d’ailleurs eu du mal à accepter le ton de cette voix nouvelle, cette autorité naturelle dans le son grave de ses affirmations. L’amie du moment à qui je m’en confiais riait de moi, de ma secrète crainte de roi détrôné. Mon ex-femme n’avait pas tergiversé: il faudra bien te faire à l’idée que ton fils devient un homme. A la fois je m’enorgueillissais de cette évolution et j’aurais voulu avoir le pouvoir de ralentir l’inexorable avancée du temps.

Face à mon père, à un âge où je gardais encore tout espoir, toute illusion, je me suis souvent imaginé champion, l’égal des Bjorn Borg, Mac Enroe et autres champions du monde, champions du moment. Je me voyais à Wimbledon ou mieux encore à Roland-Garros, enceinte mythique, arène de mes rêves d’enfant. Somme toute, le rectangle sur lequel nous évoluions n’avait rien à envier aux surfaces internationales: mêmes dimensions, mêmes couloirs, filet similaire… Je pouvais facilement m’y croire et je ne m’en privais pas. Mon père m’avait inscrit dès mes débuts à des tournois où il était mon supporter le plus fervent et mes victoires m’encourageaient dans mes rêves de grandeur. Je commentais pour moi-même, en un petit cinéma intérieur, mes exploits à la manière des journalistes sportifs à la mode. Et j’aimais le voir m’applaudir, j’avais besoin de ce regard qu’il portait sur moi. J’avais l’impression qu’il me donnait la permission de m’envoler. Aujourd’hui, c’est probablement lui qui aurait besoin d’un supporter, de son père peut-être. Je ne l’ai pas connu et lui à peine. C’est peut-être la raison pour laquelle il veille à rester si proche, même s’il n’a pas réclamé la garde alternée. Mais durant les week-ends que je passe chez lui, il met en veilleuse toutes ses activités pour se consacrer exclusivement à moi. Voilà pourquoi je ne sais pas trop de quoi est remplie sa vie désormais.

J’ai l’impression que Philippe a une copine. Je ne lui parle pas assez. Ou alors de tennis. Mais de lui? Est-ce qu’il en a envie? Petit déjà, il n’appréciait pas trop quand je lui posais des questions, ses réponses étaient brèves ou fuyantes. Il tournait la tête, quittait la pièce où nous nous tenions. Il n’a jamais su rester en place. C’est peut-être pour cela que nous apprécions le tennis et que chacun s’y retrouve. N’empêche, s’il est amoureux, j’aimerais la connaître. Elle doit sûrement avoir des traits de sa mère, c’est souvent ainsi.

Je crois que je vais lui parler de Nathalie. Elle devrait lui plaire. Ils ont des goûts assez semblables. Qui sait, ils joueront peut-être au tennis ensemble? Il a toujours aimé les femmes sportives. Je n’aime pas trop me confier. Je n’ai jamais imaginé lui présenter mes copines, cela m’intimidait, mais avec Nathalie, c’est différent. Cela me fait sourire mais, qui sait?, elle sera peut-être la mère de ses futurs petits-enfants. J’ai l’impression que quelque chose de nouveau va commencer entre lui et moi. Quelque chose qui est arrivé sans que l’on s’en rende compte.

En contrebas du terrain de tennis, il y a un jardin potager dans lequel les légumes sont impeccablement alignés. Ils me rappellent mon père qui passait tous ses moments de loisirs à bêcher, sarcler, semer, biner… Le dos courbé sur la terre. Il dialoguait plus avec ses légumes qu’avec ses enfants. Voilà pourquoi j’en ai crevé quand Catherine m’a annoncé qu’elle partait. J’avais tout misé sur la famille, elle et Philippe. Trop probablement. Mais c’est plus fort que moi et je continue à me consacrer totalement à mon fils quand je peux être avec lui. Peut-être est-ce aussi pour cela que Catherine m’a quitté… Elle mettait simplement de la distance, entre elle et moi bien sûr, mais aussi entre lui et moi. Tu l’étouffes, répétait-elle. C’est peut-être pour cela qu’il prend tant de plaisir à gagner, à me battre.

Malgré moi, je retiens mes coups, comme si je voulais amortir le choc. Si je marque le point suivant, je gagne la partie. Si je lui laissais une dernière chance… Je ne prends pas trop de risque de le voir revenir. Le soleil teinte le ciel d’un léger voile rosé. Une couleur douce, apaisante, qui invite à la méditation. On va devoir conclure. Passer à autre chose. Rien ne sert de prolonger cette rencontre. Oui, cette rencontre. Parmi des milliers d’heures passées face à face sur ce court.

Sept – deux: sa victoire est éclatante, totale. Rien à ajouter. J’ai cru un moment que tous les oiseaux du quartier avaient cessé leur sarabande. Il y a eu un silence insolite comme lorsqu’un chanteur arrive au bout de sa ritournelle et que les spectateurs hésitent à applaudir, de peur de briser le charme. Philippe a bondi, il a lancé sa raquette et s’est mis à courir vers moi. Il m’a tendu la main, par habitude. Je crois que j’ai pressé ses doigts un peu plus fort que d’habitude.

– « Sacrée partie, papa. Je me demandais si j’y arriverais un jour. Mais là, je me suis donné à fond. »

– « Bien joué, fiston. Tu as réussi des coups superbes. Tes services sifflaient à mes oreilles. »

– « Faudra qu’on remette ça dans quinze jours… »

– « Certainement. Et avant cela, n’oublie pas que nous jouons aux échecs ce soir. »

– « Oui, et c’est moi qui offre le champagne cette fois. »

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