Valise diplomatique

Emmanuèle Sandron,

°République maçonnique de Courlande°

Ministère des Affaires étrangères et littéraires

Perspective Lev Tolstoï 3

70 000 Baltigrad

Baltigrad, le 21 juillet 2012

Très chère °Constance°,

Ce que j’ai à vous apprendre est difficile à communiquer – comme toutes choses en somme, car connaissez-vous deux êtres qui, voulant se dire telle ou telle chose, se les disent réellement ? Tout n’est-il pas toujours ineffable ? N’est-on pas toujours forcément en décalage par rapport à son interlocuteur, ne serait-ce que du fait même qu’on ne lui a pas encore dit ce qu’on avait à lui dire ? Sera-t-il le même, cet interlocuteur, lorsqu’il nous aura entendus ? Et nous, n’aurons-nous pas changé du fait même d’avoir dit ce que nous avions à dire – et d’avoir été entendu ? ! Je suis pour ma part effaré lorsque deux êtres se parlent et s’entendent – et, en fait, cela arrive le plus souvent non pas à demi-mot, mais à plein œil, comme on dirait à pleine bouche : de cil à cil, de pupille à pupille, d’iris à iris, quelque chose passe, et ce quelque chose est TOUT. Ne me demandez pas de préciser, chère °Constance°, je sais que vous pensez comme moi au sentiment amoureux, mais il en est d’autres ! Tenez, il ne se passe pas autre chose lorsque deux êtres séparés par les liens sociaux ou familiaux se reconnaissent. Mais oui, j’ai vécu cela, même si je ne l’ai jamais confié à personne, et certainement pas au premier intéressé : alors que je côtoyais amicalement un homme de quinze à vingt ans mon aîné, que nous parlions politique – oui, encore (je vous entends soupirer) – et de l’avenir de ce pays (j’y reviendrai), à partir d’un certain moment, nous avons eu ce que j’appellerai des regards, faute de pouvoir appeler cela autrement : nous nous reconnaissions une parenté spirituelle ou affective, et tout était dit. Oui, vous avez raison : rien n’était dit, et c’est justement là mon propos ! Comment, dans ces conditions, espérer se faire entendre quand on se parle ou s’écrit ? ! Et pourtant, très chère °Constance°, vous savez tout aussi bien que moi que, malgré toute ma sincérité dans le moment présent, je ne crois, simultanément, pas un mot de ce que j’avance : sinon, à quoi bon ce dialogue épistolaire ?!

J’en reviens à mon entrée en matière : ce que j’ai à vous apprendre est difficile à communiquer et je crois, ma pauvre, que je devrai en passer par le politique pour me faire bien comprendre. Ou, pour le dire autrement (vous voyez comme la chose est ardue), que ce soit en fait la description des relations politiques de notre bonne République de Courlande avec les États-Unis d’Eurasie élargie (EUEAE) qui nous permette à tous les deux de voir clair (et ce n’est pas moi qui vous rappellerai notre devise maçonnique : la volonté d’y voir clair) dans les sentiments que j’éprouve à votre égard.

Mais par où commencer ? Pour ne rien vous cacher – mais vous devez déjà le savoir : vous me connaissez si bien ! –, tout ce raffut autour de la prochaine vague d’élargissement de l’EUEAE m’énerve au plus haut point. Ces eurocentriques se prennent, littéralement, pour le nombril du monde et s’effarouchent de l’idée qu’ils ont eux-mêmes mise au goût du jour : l‘élargissement de l’Union ! De vous à moi, à la notion d’élargissement je substituerais volontiers celle de grossissement, mais oui, vous savez bien, comme dans cette histoire vieille maintenant de déjà presque deux fois deux siècles de la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf ! Ce qui me dérange, voyez-vous, c’est l’impression que j’ai que la plupart de ces beaux messieurs seraient bien en peine de nous dire qui a eu cette fausse mauvaise idée de paneurasiation. Croyez-moi, tout se passe dans les milieux diplomatiques comme si chacun voulait convaincre l’autre qu’il ne peut en être autrement et même, que cela doit se faire à tout prix, et dans toutes leurs paroles on lit, pas même en filigrane, mais comme à livre ouvert – et vous savez qu’avec la diplomatie la littérature est ma seconde passion (les deux sont affaire de nature humaine) – qu’ils se demandent bien comment justifier l’ouverture de l’Union à l’Eurasie tout entière. Comment ? ! Vous trouvez que j’exagère ? ! Mais, ma bonne amie, écoutez leurs discours : tous posent des questions – et toujours les mêmes, ce qui, vous en conviendrez, est assez singulier –, mais aucun n’apporte de réponses, à tel point que j’en suis désormais moi-même persuadé : il n’en est pas un qui sache comment ni pourquoi l’Union s’est fourrée dans le pétrin de l’élargissement (nous y revenons) !

Mais tout à l’heure je vous parlais de mes sentiments et vous m’en trouvez bien éloigné, n’est-ce pas ? Comme nous nous comprenons ! Vous l’Anglaise et moi le Courlandais… la voici faite, l’Eurasie, il ne tiendrait qu’à nous ! Mais comme j’y vais, mais comme j’y vais… Il y a, °Constance°, de ces diplomates à moi, une différence majeure : j’aime l’histoire et j’ai pris pour habitude, quand je n’y vois plus très clair, justement, de remonter le cours du temps, d’interroger les générations antérieures. N’oubliez pas qu’à l’heure où vous tuiez votre mère en venant au monde j’étudiais l’histoire à Baltigrad, puis à Moscou. Le mot est lâché : votre mère. Tout le drame est là. Là… ou dans ma clairvoyance, peut-être. Mais je ne vous agace pas, à avoir sans cesse ce mot à la bouche ? ! Clairvoyance ! Clairvoyance ! Et ne vous rappelle-t-il rien ? ! Serais-je le seul à entendre tinter les verres de cristal, retentir les clavecins, discourir politique et philosophie en anglais, en français et en allemand, simultanément, à Saint-Pétersbourg ? à Berlin ? à Vienne ? Frédéric, Joseph, Catherine, tous II du prénom, ne vous disent-ils plus rien à vous non plus ? Mais oui, je savais bien que vous y viendriez — et voyez : comme j’aime votre intelligence ! — et comme je respire maintenant que vous vous joignez à moi pour dire : C’est trop bête à la fin tous ces chefs d’État, ces ministres, ces diplomates qui se gargarisent de l’Union tout en s’interrogeant sur ce qui pourrait bien la motiver, de l’Oural à l’Atlantique, et qui ont oublié jusqu’à l’existence du siècle des Lumières ! Mais oui maintenant que je vous ai soufflé la chose vous concevez comme moi combien il est évident que nos pays s’unissent et non pas pour d’obscures raisons économiques ou pacificatrices, mais pour de bonnes et belles motivations culturelles, par un noble souci de fidélité à la mémoire d’un passé commun, riche des échanges des intellectuels les plus illustres… Locke Hume Lessing Herder Montesquieu Voltaire Diderot Rousseau… Au très éclairé XVIIIsiècle, des idées politiques et philosophiques semblables ne couraient-elles pas les principales cours d’Europe ? N’êtes-vous pas frappée, comme moi, de ce que l’on ne parle aujourd’hui que de libre concurrence, de liberté du travail, de tolérance, de réformes, de codifications, d’armée commune, d’humanisme, de valeur individuelle, en un mot du bonheur des peuples ? ! Doesn’t it ring a bell ? Après tout Voltaire Diderot Gibbon étaient aussi des hommes politiques ! Les États-Unis d’Eurasie se construiraient sur les ruines altières de l’héritage des philosophes éclairés ? ! Si nos gouvernants pouvaient ouvrir leur cervelet à cette lumineuse révélation, ce serait là la meilleure nouvelle du siècle, pas vrai ? !

J’en ajouterais volontiers une autre, chère °Constance° : c’est qu’après votre mère, que je connus six mois durant à Baltigrad (c’était deux ans avant son mariage à Paris) et dont vous portez le doux prénom, vous acceptiez, malgré et par-delà ce souvenir heureux et lointain qui m’attache à elle, d’unir votre destinée à la mienne. Allez ! Ce qui est somme toute possible de l’Europe des Lumières à l’Eurasie d’aujourd’hui, même si le monde n’y voit que du feu, ne le serait-il pas aussi entre nous ? Laissez-moi réveiller le brasier qui couve en mon sein depuis le retour de votre mère dans ce que nous appelions encore l’Europe de l’Ouest ! Que les flammèches que vous avez allumées au Sommet de Tallinn sur les vingt-huit édits de tolérance puissent enfin s’embraser ! Dites oui ! Soyez, très chère, ma Constance II !

J’ignore si je n’ai pas été trop loin, mais voyez-vous je le regrette à peine. Au moins la chose aura été dite, je ne vous aurai rien caché. Vous voici riche de deux nouveaux enseignements, l’un sur la nature de l’Europe, l’autre sur celle, trop humaine, de ma pauvre personne. Je vous imagine, cette lettre lue, aller nourrir les écureuils de Hyde Park. Si vous faites le détour par le bureau de la Présidence, à la City of Europe, ne manquez pas de transmettre mes amitiés respectueuses à votre excellent père (vous l’avez deviné : c’est de lui que je vous entretenais au début de ce courrier). J’attends votre réponse avec impatience. Puisse-t-elle me parvenir rapidement et m’annoncer que je peux écrire au cher homme pour lui demander votre main. Notre union symboliserait tout comme elle annoncerait et scellerait à sa manière l’adhésion de la République maçonnique de Courlande aux États-Unis de l’Eurasie élargie !

Je vous embrasse sur les deux paumes puis sur le front, à la mode de chez nous.

Votre °Evgeni Ivanovitch Irténiev°

Ministre courlandais des Affaires étrangères et littéraires

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