Une balle perdue

Philippe Jones,

« Il avait une sale gueule.

— Mais encore ?

— Il me lançait des injures.

— Qu’a-t-il dit ?

— Je n’en sais rien, il ne parlait pas le français.

— Comment sais-tu alors qu’il t’injuriait ?

— Son visage le criait ! »

Ce dialogue, entendu le matin dans le métro, l’avait frappé par sa violence et son absurdité. L’échange n’en reflétait pas moins ce temps, celui de l’incompréhension et du rejet.

À l’heure du déjeuner, il apprit à la télévision que l’accident du rail à Pécrot, qui fit huit morts, serait partiellement le fait d’un malentendu linguistique, entre deux agents des chemins de fer, lors d’une communication téléphonique d’alerte, de gare à gare, à une trentaine de kilomètres de distance… D’autres causes aussi. Sans doute, l’absence d’un convoyeur, un incident technique, une distraction, une fatigue peut-être, la solitude du conducteur où paysage et obsession défilent… Collision, collusion, confusion… C comme dans

« Caca, dit le petit garçon.

— Voyons, Harold, je t’ai déjà interdit d’employer ce mot. C’est vilain, il faut demander la toilette. La toilette, ce n’est pas difficile tout de même ! »

Le père se tourna vers les autres convives : « Depuis qu’il est à la maternelle, il est intenable ».

À la même émission, Yasser Arafat déclarait que l’Intifada ne cesserait que lorsque leur drapeau flotterait sur Jérusalem, capitale de la Palestine ; Ariel Sharon réaffirmait que les représailles israéliennes répondent à ce que les Israéliens attendent. Le respect de l’holocauste devait régresser en bien des lieux et la peur de l’Islam s’accroître en de nombreux autres. Le monde est bourré de crétins, et l’intérêt guide leurs pas. Pendant ce temps, les Albanais et les Macédoniens s’affrontent. Le monde crie sous les criminels. « Quelles sont vos fonctions aujourd’hui ? demanda l’un des invités au père de Harold. Je sais par Yolande que vous travaillez pour une multinationale, mais j’ignore en quoi consistent vos responsabilités. J’espère qu’il n’est pas indiscret, en ma qualité de beau-père, de vous poser la question ?

— Pas du tout, Charles. Comme vous le disait ma femme, j’appartiens à une grosse firme, dont le siège est aux États-Unis, et qui possède, de par le monde, des succursales ayant, chacune, leur statut propre et leur autonomie de gestion. La production est essentiellement de l’électronique, en particulier la mise au point de logiciels sophistiqués, faits sur mesure en quelque sorte. Les clients, privés ou publics, s’adressent à l’une ou l’autre filiale, celle-ci répercute la commande vers la maison mère qui étudie et transmet l’ordre d’exécution à celui de ses correspondants le plus apte à y répondre, non seulement pour des raisons de savoir-faire, mais aussi d’opportunité économique et stratégique. Il faut tenir compte que les États-Unis ne peuvent commercer avec l’Iran, et qu’il est peu souhaitable qu’une grande nation soutienne les efforts d’un pays en situation potentiellement critique. Le cas relativement récent de la France, livrant des frégates à Taïwan, en fournit la preuve.

— Mais vous n’êtes pas informaticien, que je sache, Gérard ?

— Nullement, je suis une espèce d’intermédiaire et un livreur de luxe.

— Qu’est-ce à dire ?

— Je prends contact avec le client et j’essaie de m’informer, sur place, du bien-fondé, tant financier que sécuritaire, de la commande.

Ces logiciels, hautement spécialisés, peuvent avoir, en effet, des implications militaires, d’où la structure complexe de la firme qui recherche un maximum de confidentialité.

— À la fois diplomate et agent secret, si je vous saisis bien.

— Il y a de cela. Ce qui explique les réticences de Yolande à l’égard de mon travail actuel, surtout depuis la naissance de Harold.

— Je comprends et serais tenté de partager son appréhension.

— Heureusement mon patron direct m’a assuré, hier encore, que ce sera, lundi, mon dernier voyage. Soyez donc rassuré à votre tour, Charles. »

Malgré l’air conditionné, l’atmosphère du bureau était oppressante. Il venait de remettre le logiciel à son vis-à-vis avec lequel il allait bientôt ne plus avoir de contact. Sans regret d’ailleurs, le Moyen-Orient n’était pas son lieu de séjour favori pour traiter les affaires. Ses interlocuteurs étaient très corrects, mais, derrière les attitudes affables, il lui semblait toujours que les non-dits étaient chargés de pièges, et qu’au-delà des sourires de circonstance, la froideur du regard restait aiguë.

« Je suis très heureux que nous ayons conclu positivement nos rapports, dit le personnage. Je sais que vous repartez demain à l’aube, une voiture de service vous attend pour vous reconduire à l’hôtel.

— C’est gentil à vous, répondit Gérard, mais il est si proche et une petite marche me fera du bien, je vous remercie de votre attention.

— En êtes-vous sûr ?… Dans nos pays, il y a parfois des incidents et toujours quelque risque pour un étranger de se promener seul… Mais je ne veux rien imposer… »

Une légère brise l’enveloppe, lui dénoue les nerfs ; tout l’ocre de la ville semble briller autour de lui. Il se sent enfin libre, plus de tension, « le dernier voyage » avait dit le patron. Les palmiers traversent la rue de leur ombre, l’hôtel est là-bas, à deux cents mètres, au coin de la rue. De sa chambre, il appellera Yolande.

Un groupe d’hommes se détache de l’hôtel, cinq ou six, venant à sa rencontre. Il entend courir derrière lui. Ceux d’en face accélèrent le pas également. « Lay down », crient-ils. Pourquoi se coucher ?

Des coups de feu éclatent, nombreux, un choc dans le dos le projette en avant. Il n’était ni d’un camp, ni de l’autre. Donc une balle perdue, et Yolande l’attendit en vain.

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