Une juste balance

Roger Foulon,

1

Burg Weiser adorait la vie. On pouvait expliquer cet amour par les événements tragiques qu’on avait souvent évoqués devant lui. Presque tous les membres de sa famille avaient disparu dans les camps de la mort, victimes de la barbarie nazie, durant la guerre de 40-45. Seule, sa mère, toute jeune fillette, avait échappé aux rafles, ayant été cachée, au péril de leur vie, par des gens du voisinage. À la libération, l’enfant, avec une tante, miraculeusement rescapée, elle aussi, à l’holocauste, n’avait pas tardé à gagner Israël. Devenue femme, la fillette avait épousé un kibboutznik. Sur le tard, Burg était né de cette union.

Ces récits avaient beaucoup marqué le jeune garçon. Ils avaient éveillé chez lui un irrépressible besoin de se consacrer aux autres. Cela s’était développé durant son adolescence. Très doué, il avait fait de brillantes études de médecine. Soigner ses semblables était sa passion. Il s’intéressa à la cardiologie, devenant vite un chirurgien reconnu, spécialiste des interventions à cœur ouvert, perfectionnant sans cesse les techniques et les prothèses, ce qui lui permettait de réussir des opérations très délicates.

Burg Weiser travaillait non seulement dans un hôpital de Jérusalem, mais il dirigeait aussi toute une équipe de chercheurs, praticiens et techniciens.

Depuis quelque temps, il s’efforçait de mettre au point une valvule artificielle à adapter à l’orifice aortique, à la base du ventricule gauche, sans avoir besoin d’ouvrir la cage thoracique et le cœur. Avec ses assistants, il avait longuement étudié ce problème. Le fin du fin consistait à inciser une artère, du côté des vertèbres lombaires, et à pousser l’implant vers le cœur, via l’abdomen et le thorax, jusqu’à la crosse aortique. On maîtrisait quasi complètement l’opération, mais la difficulté consistait en la fixation de la prothèse, sans intervention directe. Burg Weiser et ses adjoints étaient sûrs, à présent, de leur réussite.

À ce moment des recherches se déclenchèrent les attentats perpétrés par des kamikazes palestiniens. Bien des innocents mouraient, des quartiers entiers étaient atteints. Les autorités israéliennes tentèrent d’endiguer cette vague d’agressions, mais en vain. Les déflagrations devenaient quasi quotidiennes. En pacifiste convaincu, Burg Weiser refusa d’abord le principe d’œil pour œil, dent pour dent. Cette loi du talion n’était pas dans ses cordes. Il admettait cependant que son pays devait se défendre.

Alors, tout en continuant son travail, et bien qu’il se mêlât parfois à certaines manifestations pacifiques, il réfléchissait beaucoup à ces massacres ôtant la vie qu’il chérissait à des hommes, femmes et enfants des deux camps.

Commença alors l’opération « Remparts en Cisjordanie », décidée par Ariel Sharon. On rappela des tas de réservistes. Burg Weiser fut du nombre. Il devrait s’occuper d’un hôpital de campagne à installer aussi près que possible des lieux de combat. Ainsi aboutit-il aux environs de Bethléem. Il connaissait bien l’endroit. Souvent, il avait visité la ville et la basilique de la Nativité. Il se souvenait : la porte basse que l’on franchit en courbant le dos ; puis, l’intérieur du sanctuaire, majestueux avec ses cinq nefs, ses quarante-huit colonnes de marbre, sa charpente massive, ses vestiges de mosaïques. Bien que Juif, Burg Weiser appréciait beaucoup ces monuments gardant traces de communautés religieuses : arménienne, grecque, franciscaine.

Et voici qu’à présent, autour de ces lieux où, dit-on, naquit le Christ, manœuvraient les tanks, aboyaient les armes, veillaient des guerriers casqués. Dans la basilique, affirmait-on, s’étaient retranchés des centaines de combattants palestiniens, des terroristes, des civils qui s’étaient mêlés aux religieux du couvent contigu.

Dans une tente sommairement aménagée, Burg Weiser et quelques médecins soignaient les blessés qu’on leur amenait : belligérants des deux camps, brûlés, déchirés, labourés par le feu ou la mitraille. Sans aucune distinction, Burg Weiser pansait, amputait, réconfortait les mutilés.

Le siège de la basilique se poursuivait depuis des semaines. Pas une heure sans qu’on n’entendît dans les parages le barattage des chenilles de blindés ; le tir des canons, des mitrailleuses, des fusils ; les appels à la reddition et les hurlements lancés par mégaphones. Bien plus, un zeppelin équipé de caméras télécommandées ainsi qu’un poste d’observation pendu à une grue surveillaient sans fin les mouvements à l’intérieur du sanctuaire et des bâtiments voisins.

Combien durerait encore ce siège que ne semblait pas vouloir conclure Tsahal, l’armée d’Israël ? Sans doute ne voulait-on pas attenter au symbole de la basilique. Ou quoi ? Pourtant, la troupe commençait à la trouver saumâtre. On atteindrait bientôt la fin d’avril. Alors ?

Un matin, on échangea davantage des tirs nourris. On entendit péter des grenades. De la fumée blanche s’éleva, par bouffées, au-dessus des toits. Des soldats israéliens voulaient se lancer à l’assaut, appuyer des échelles contre les murs du complexe. Mais les Palestiniens se défendraient bien. Plusieurs d’entre eux sortirent d’ailleurs de la basilique. Ils furent hachés par la mitraille. On les emporta aussitôt, pantelants. Weiser avait du travail assuré.

L’un des blessés, un jeune garçon d’à peine quinze ans, avait reçu plusieurs balles dans le ventre. Il était vraiment mal en point. Il gémissait et, cependant, gardait encore sa lucidité. « Je sais, murmura-t-il en arabe, pour vous, un Palestinien, c’est moins que rien ! »

Weiser avait compris. Mais sa mission n’était-elle pas de soigner et de sauver quiconque souffrait ? Il haussa les épaules et continua sa tâche. Hélas, il le comprenait : rien à faire. Les blessures étaient trop affreuses. Le jeune garçon mourut dans l’heure. Un gradé visitant la tente marmonna ces mots d’un psaume : « Mon âme a trop vécu parmi des gens qui haïssent la paix… La paix, je la veux, mais quand je parle, pour eux, c’est la guerre. »

Weiser en fut écœuré, il tourna les talons.

2

Or, avant son départ pour la boucherie, Weiser et ses assistants avaient reçu un message d’un hôpital lyonnais. On y connaissait bien les recherches poursuivies en Israël, recherches couronnées de succès par la mise au point de la valvule aortique. Les chirurgiens français souhaitaient se procurer cette prothèse car un de leurs patients, inopérable selon la thérapeutique habituelle, n’avait plus que cette chance d’en sortir. Aussitôt, par avion, Weiser avait fait envoyer valvule et protocole.

Mais les événements et son travail de chirurgien en campagne à Bethléem l’avaient éloigné de ses préoccupations ordinaires. Sans doute, à Lyon, ses confrères avaient-ils reçu le précieux colis et se préparaient-ils à expérimenter la nouvelle méthode de traitement. Il s’en réjouissait, bien qu’il eût voulu poursuivre ses expérimentations personnellement.

Un matin, la nouvelle courut. Marcel Aviv, l’officier de Tsahal, chargé de coordonner le siège de la basilique de la Nativité, proposait un marché aux assiégés… « Que les hommes armés se rendent, les mains en l’air, ou nous ferons durer le siège jusqu’à la fin des temps ! »

Il ne faudrait probablement plus guère de jours pour que les Palestiniens finissent par se rendre. Parmi eux, on le devinait, se trouvaient le chef des Brigades des martyrs Al Aksa, de Bethléem, et un des proches du service de renseignements palestinien. Aussi, Aviv était-il formel : quand les terroristes se rendraient, ils n’auraient d’autre choix que de partir en exil ou d’accepter d’être jugés en Israël. On ne transigerait pas sur ce point car, ajoutait Aviv, certains avaient beaucoup de sang sur les mains. On en était donc à attendre la suite des opérations.

Burg Weiser profita de cette brève accalmie pour solliciter un rapide va-et-vient jusqu’à Jérusalem. Non seulement, il voulait visiter son service, à l’hôpital, revoir son épouse qu’il adorait et, surtout, passer quelques heures dans une paix, fût-elle précaire, en un endroit sans bruits d’armes, sans cris qui le traumatisaient beaucoup. La vie qu’il recherchait, ce n’était pas le tumulte, mais des choses très simples : le souffle du vent parmi les arbres, le murmure d’une eau coulant d’une fontaine, la caresse d’une main de femme aimée, le fifre d’un merle perché haut sur une branche. On lui octroya aisément la courte permission demandée.

Dans une ville où perçait l’inquiétude, il retrouva sa femme, sa maison entourée d’un petit jardin. Il était plein de fleurs. Le printemps régnait en maître. Pour se changer totalement les idées, le soir, il brancha sa télévision sur la 5, cette chaîne française internationale. Après quelques plans évoquant la politique et les conflits du monde, le présentateur annonça une séquence consacrée à une première chirurgicale en France. Une équipe d’un hôpital de Lyon était parvenue, entendit-il, à opérer un malade jugé incurable en lui fixant une valvule aortique à la base du cœur. Burg Weiser était sidéré.

Sur l’écran apparut alors un dessin animé expliquant le trajet effectué dans le corps du patient par la prothèse que lui-même et ses assistants avaient mise au point. D’abord une incision près de l’aine, puis un cheminement parmi les artères, jusqu’au cœur où la fixation était schématisée par un gros trait rouge.

Aussitôt après, on présenta à la caméra la valvule réelle, minuscule cylindre devant rendre la vie aux condamnés. En fin de séquence, apparut sur l’écran l’opéré lui-même, assis dans un fauteuil. Son corps attestait les affres de ces derniers temps. Ce qui frappa Weiser, ce fut le visage du patient. À n’en pas douter, un musulman, un Sémite, peut-être un habitant émigré de Palestine, un homme entre deux âges qui, à la demande de l’intervieweur, baragouinait, disait son bonheur de vivre et clamait sa reconnaissance, non seulement aux chirurgiens qui l’avaient opéré, mais aussi à tous ceux qui avaient permis ce prodige.

De son zappeur, Weiser arrêta les images. Il était abasourdi. Qu’un des premiers à être sauvé grâce aux fruits de ses recherches fût un arabe, peut-être un ennemi de son pays, n’était pas pour lui déplaire. Israël venait ainsi de sauver un homme.

En un éclair, il revit le jeune Palestinien blessé qui, à Bethléem, n’avait pu être arraché à la mort… Un mort, un vivant… En fait, une juste balance. Cela lui rappelait presque un verset des Proverbes : « La poursuite du mal conduit à la mort. Un homme juste procure la vie. »

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