Une lettre pour Jacques

Georges Sion,

Il ne passe pas de jour où je n’aie envie d’écrire à Jacques ou de lui téléphoner. Mais je le sais très occupé, englouti dans le courrier, ou acculé au répondeur. Jacques est donc le destinataire à la fois le plus naturel et le plus malaisé que je connaisse. En outre, je sens que même si ma lettre ou mon message arrivait, il me resterait mille choses encore à lui écrire ou à lui dire…

Ainsi, je pense à un spectacle sur lequel son avis m’intéresserait beaucoup. Ainsi encore, je découvre en français un écrivain viennois qu’il connaît naturellement déjà dans sa langue originale. Ou encore, je projette d’aller dans une ville qu’il connaît depuis longtemps et sur laquelle il m’informerait mieux que n’importe quel guide.

Et même que c’est vraiment beaucoup, je me dis aussitôt que tout cela n’est rien à côté de sa présence dans ma mémoire et dans ma gratitude. Depuis certain jour où un jeune théâtre tout neuf naissait dans le sous-sol d’une vieille maison et où Jacques était un des premiers à incarner un personnage d’Ionesco, je n’ai pas cessé de le voir au travail, ou de le voir passer d’un travail à l’autre. L’esprit frappeur devenait l’esprit moteur…

Journaliste, bien sûr, et je ne lui connais pas beaucoup d’égaux dans la profession. Mais aussi professeur, conteur, romancier ou dramaturge – c’est-à-dire auteur de pièces ou même dramaturge dans le sens intellectuel à la mode aujourd’hui, c’est-à-dire analyste, commentateur ou destructeur des pièces d’autrui – ce qu’il pourrait faire aussi bien s’il aimait ce sport…

Pendant que je rassemble tout ceci, je repense avec la même insistance à tel congrès de l’Institut international du Théâtre – Moscou, New York ou Londres – où sa présence apportait toujours beaucoup, car il semblait à la fois comme chez lui et incroyablement attentif à tout ce qu’il découvrait. Ou aux rencontres de la Société des Auteurs et Compositeurs, dont il présidait le Comité belge avec autant de sagesse que de perspicacité. Président du Comité belge, il faisait d’office partie du Comité de Paris. J’en parlais avec Claude Brulé qui me disait : « Ah ! oui, nous y tenons. Il est un collègue charmant, mais surtout, quand il est là, le niveau général monte aussitôt ! »

Mais dans l’instant où toutes ces choses m’envahissent et voudraient envahir ce projet de lettre, se dressent en moi les images de notre journalisme partagé. Je revois ces jours, déjà lointains, où avec Jean Tordeur et Pierre Mertens, nous préparions les pages littéraires du Soir. Ces rencontres hebdomadaires pouvaient devenir une servitude, mais l’amitié faisait d’elles des heures heureuses.

Le critique, chez Jacques, est un modèle à la fois d’ouverture et de rigueur. Il aurait pu prendre pour lui ce mot de Cocteau sur ses lectures : « J’aime aimer ». Mais il ignore la complaisance, comme il ignore le douteux plaisir de démolir. Cela lui a valu des correspondants, voire des interlocuteurs extraordinaires. Umberto Eco, par exemple, ou George Steiner.

Et pourtant…

Pourtant, au moment où je me crois au bout d’une sorte d’inventaire, et comme essoufflé par son abondance, je sens que j’ai effleuré seulement une réalité plus riche encore, et plus profonde. Oui, Jacques ranime tout de suite mille choses en moi, mais il reste l’essentiel.

L’essentiel, ce ne sont pas ces qualités multiples ou ces dons pourtant inappréciables. L’essentiel, qui fait le bonheur des siens et qui le rend si cher à ceux qui le connaissent, c’est qu’il est lui-même. Jacques, notre ami.

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