Une victime du capitalisme sauvage

Luc Dellisse,

Quand même, revenir dans cette ville, après si longtemps, c’était une épreuve. Retrouver à peu près intactes les rues, les façades, les averses, les rames de métro, les rives du canal, les voix enrhumées, montrait bien que le temps ne passe pas, qu’il ne veut pas passer. Il aurait fallu pour échapper à l’éternel présent bien plus que vingt-cinq ans d’absence : un véhicule spatio-temporel.

 

Ce café, bien sûr, avait été entièrement redécoré, le cuir était devenu du faux cuir, le marbre du faux marbre, mais il avait conservé tout son faste rococo. Il était accueillant, en un sens, malgré l’air brusque et distrait des garçons en long tablier blanc, très affairés à des tâches mystérieuses, dont aucune n’était le service des clients. Le style de ce café, c’était l’attente et la rareté des consommations. Je l’avais fréquenté, dans une autre vie, quand j’aimais le bruit et la fumée. Dans cette vie-ci, mes goûts avaient changé, mais j’étais content de me débarrasser de mon imperméable trempé, de m’asseoir près d’un radiateur aux crêtes de lézard, de faire défiler à deux pouces sur l’écran de mon téléphone les nouvelles du monde, les photos du dernier attentat.

 

Au bout d’un moment, j’ai eu soif, j’ai relevé la tête, j’ai laissé mon regard flotter dans la salle. Et mon regard s’est posé. J’ai aperçu, assis contre le mur du fond, le dos très droit, un vieil homme au crâne carré qui lisait un journal économique couleur de saumon fumé. La phrénologie et la finance se sont rejointes en un éclair. Elles m’ont fourni le nom de ce personnage cubique: Julien Fauvel.

 

J’ai failli aller le saluer, mais le filin de la mémoire, continuant à se dévider, a ramené au grand jour un souvenir plus précis. C’était l’homme que j’avais ruiné. Il avait tout perdu à cause de moi. Tout. Nettoyé jusqu’à l’os. Le retrouver, trente ans plus tard, en état d’acheter un journal et de boire un verre de bière, faisait l’effet d’un miracle. J’ai réprimé mon élan, je me suis appuyé sur les coudes et j’ai basculé dans les images de notre première rencontre comme dans un tourbillon.

 

C’était vraiment une autre vie, alors, et un autre corps, et un autre moi. J’avais eu un beau-père, durant dix mois, le temps d’un mariage désastreux. J’avais gardé des relations suivies et affectueuses avec lui après mon divorce. Il était broker. Il m’avait initié peu à peu aux arcanes de sa profession.

 

J’avais pris feu pour les grands mouvements d’argent virtuel. J’envisageais même d’abandonner mes projets littéraires pour me consacrer aux délices de la bourse et à ses combinaisons sans fin. Contrairement à mon beau-père, qui se reposait sur son expérience, j’essayais de me familiariser avec de nouvelles stratégies financières. Dans ce domaine je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Pire : j’avais parfois des idées, je prenais des initiatives.

 

C’est dans ce contexte que j’avais rencontré Julien Fauvel, à l’étude notariale où il travaillait. Pour le divorce, il y avait les formalités habituelles. Fauvel avait traité le dossier. Je l’avais à peine regardé.

Je ne savais pas que j’allais représenter, pour lui seul, le destin.

 

Comme clerc de notaire, Julien Fauvel ne connaissait rien aux affaires de cœur. Pour autant il n’était pas dénué de psychologie, mais c’était une psychologie balzacienne, sans rapport avec le monde moderne. Il avait vu tant d’affections se perdre sous l’effet de la cupidité, tant de familles disloquées, qu’il en avait tiré une vision terriblement étriquée des conduites humaines. En matière de mesquinerie, rien ne peut me surprendre, disait-il en se massant les mains toujours un peu violacées. C’est précisément cette science qui l’a perdu.

 

Julien était frappé par mon manque d’âpreté, et comme sur ma fiche d’enregistrement, à profession, j’avais répondu : sans, il avait posé la question qui le démangeait. Je lui avais expliqué que je m’occupais un peu de bourse avec mon futur ex-beau-père, et aussi que j’écrivais. Il m’avait interrogé sur la bourse, et pas du tout sur l’écriture. J’avais répondu en trois mots. Et je n’y avais plus pensé. Lui bien.

 

Il m’a retéléphoné quelque temps plus tard. L’acte officiel m’attendait, si je voulais venir le signer. Les signatures n’ont pris que quelques secondes. Sa proposition, hésitante, sa demande, son souhait, comment dire ? a mis plus longtemps à venir sur la table. Il voulait que je l’aide à placer son argent. Quand j’ai eu tous les détails à l’esprit, j’ai dit que oui, j’allais m’en occuper.

 

Ça tombait bien, ou mal. Depuis quelque temps, je rêvais de mettre mes théories en pratique. J’avais convaincu mon ex-beau-père de proposer à certains clients ambitieux des opérations, plus juteuses mais plus risquées, que les montages classiques. Il résistait un peu. Ses clients lui venaient de province, il entretenait avec eux des relations presque féodales, il ne voulait pas que je les lui gâche. Mais je m’étais fait une grande idée des contrats à terme et des produits dérivés, qui en étaient encore un peu au stade expérimental, et je brûlais d’y convertir une nouvelle génération d’épargnants. C’était au tour de Julien de signer des papiers. Je revois son stylo blanc.

 

Avec les contrats à terme, on peut perdre une partie de son capital. Avec les produits dérivés, on peut en perdre la totalité. C’est ce qui était arrivé terriblement vite à Julien. Il était plein d’illusions sur les possibilités de faire fortune par personne interposée, et il me harcelait pour que je réduise les circuits d’achat et de vente, sans bien saisir que j’augmentais du même coup les risques dans des proportions infernales. Il a été nettoyé en trois salves. Tout s’est arrêté brutalement.

 

J’étais le vrai coupable du désastre. C’est moi qui avais convaincu Julien de se lancer sans filet dans une suite d’opérations follement imprudentes. C’est moi qui avais persuadé mon beau-père de laisser Julien doubler, puis redoubler la mise pour combler ses pertes, alors que le mur se dressait déjà devant lui.

 

J’ai été lui rendre visite un matin en compagnie de mon beau-père. Il avait droit à des explications. Il avait le sentiment justifié que nous ne l’avions pas suffisamment informé. Mais il nous avait fait jurer que nous lui ferions jouer le grand jeu et il l’avait joué. Pendant près d’un mois, il avait vécu à l’heure de Wall street.

 

Nous l’avons trouvé dans la cuisine de la villa élégante qu’il allait sans doute devoir revendre à tout prix. Nous lui avions apporté le dossier à son nom. Il s’est penché dessus, sa tête entre les nôtres. Avec un peu d’application, il pouvait suivre du doigt le mouvement croissant du vide, jusqu’au grand saut. Il a hoché la tête. Il a dit que c’était juste. Sa résignation était d’autant plus grande qu’en 1929, le frère ou l’oncle de son père, lessivé par le krach, en avait tiré les conclusions pratiques à l’aide d’un browning joujou.

 

Il nous a proposé une tasse de café en précisant que c’était du décaféiné. Sa femme l’a préparé devant nous, dans un grand silence, puis elle s’est attablée pour poser quelques questions. Nous répondions de notre mieux. Il y avait à peine de la place pour les huit jambes. Quand nous avons osé saisir nos tasses, le breuvage était froid. Cette double absence, de caféine et de chaleur, c’était vraiment échec et mat en deux coups.

 

Nous avons laissé le malheureux Julien prostré dans sa cuisine, tandis que sa femme refermait derrière nous, un peu plus fort qu’il était nécessaire, la porte d’entrée. Mon beau-père m’a jeté un regard tragique en chuchotant : « C’est la dernière fois que nous le voyons. » J’ai hoché la tête tristement. J’avais le même sentiment de fatalité. Je me souviens d’avoir rédigé cet après-midi-là, dans un buffet de gare, un petit poème d’espoir destiné au malheureux, pour le dissuader de mettre fin à ses jours. Je n’ai pas conservé le brouillon, je sais seulement quebrowning rimaitavec credit revolving. Je l’ai envoyé avec un petit mot amical. On oublie toujours le pouvoir de la littérature, quand on évoque des questions financières. Trente ans avaient passé et Julien était vivant.

 

Le journal dont il tournait les pages révélait qu’il ne s’était pas guéri de son intérêt pour la bourse, ce qui était un comble. Et sa façon de vider posément sa bière témoignait d’un hédonisme intact. Son désir de vivre était-il invincible ? Ou les huit vers légers qu’il avait dû lire au milieu de son affliction avaient-ils joué leur rôle de contrepoids ? Son teint de prune et ses mains maquillées n’étaient pas plus marqués que quand il m’avait reçu derrière sa table de cuisine, si étroite et si lourde qu’elle semblait un carcan.

 

Il semblait avoir la cote auprès des serveurs. Il a réussi à obtenir un nouveau verre de bière, tandis que je continuais à me déshydrater. Mon imperméable était presque sec. Julien buvait avidement. Il était là, j’étais là, la vie ne nous avait rien appris de notable. Il lisait en clignant des yeux. Il avait eu le temps de guérir et surtout d’oublier le jeune homme arrogant qui jonglait avec les termes techniques et les pratiques nouvelles d’une bourse imprévisible. Malgré son apparence délabrée, son teint à faire peur et la mort si proche, dans ce café où Jean Cocteau, jadis, sur un pilier, avait dessiné une étoile, Julien a replié son journal avec un sourire. Il s’est levé. Il a marché vers la porte. Il semblait porté par une vague de bonheur financier.

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