Victor Hugo, c’est nous

Jacques De Decker,

On lui rouvre la porte et il envahit tout. Le bicentenaire de Victor Hugo prend des proportions qu’aucune commémoration de ce genre n’a connue, semble-t-il. Et si l’ampleur de cette reconnaissance était à la mesure d’une singulière occultation ? Et si Hugo, en fait, avait été dissimulé dans les drapés de sa gloire ? Certes, il était le géant des lettres, le seul écrivain auquel les aliénés, notoirement, s’identifient, comme Napoléon est le politique qui peuple le plus les asiles. Il est un prototype, un archétype. L’auteur par excellence, celui par qui tous les types d’œuvre arrivent. On l’a assez dit : Hugo est un décathlonien des lettres : tout lui réussit, rien ne lui échappe. Et lorsqu’il se repose de l’écriture, il se met à dessiner, et c’est tout aussi magnifique.

Il est ce « visiteur encombrant », comme dit Jean-Pol Baras à propos de son séjour en Belgique. Mais c’est de son séjour sur la terre que l’on peut tout aussi bien parler. Tout ce qu’il aborde, il le transforme et le transfigure, le chargeant d’une vision qui, peu à peu, s’est mise à animer, à irriguer son œuvre tout entière, dont l’évolution est ascensionnelle. Car lorsque l’on s’efforce de la considérer dans son ensemble, ce qui ne peut se faire que superficiellement, l’on est frappé par la sûreté croissante d’une pensée qui se consolide et se renforce, et va dans le sens d’une conquête par l’homme de son autonomie et de sa dignité. C’est ainsi qu’en 1859 il fait résonner les derniers vers du « Satyre », dans La Légende des Siècles : « Place à l’atome saint, qui brûle et qui ruisselle ! / Place au rayonnement de l’âme universelle ! / Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit. / Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit ! » Et la suite va poursuivre cet appel prodigieux à l’émancipation, qui fait de Hugo, tout baroque et fantasmatique qu’il soit, le prolongement des Lumières.

C’est là que l’on aperçoit que son image populaire, la plus largement répandue, est tronquée. On lui fait prendre la pose du mage en redingote, du prophète à l’horloge en sautoir. Du bourgeois qui se prendrait pour un grand éveilleur des âmes, avec toute l’incongruité vaniteuse que le portrait comporte. Et c’est évidemment la conséquence de cette fixation propre à notre époque, de s’attacher aux personnages plus qu’à leur message. Il est tellement plus simple d’avoir l’approche people, c’est-ce pas, que de retourner aux textes, qui supposent, dans le cas de Hugo, une telle immersion que le lecteur en devient bientôt un « travailleur de la mer ».

S’approcher de Hugo, c’est aussi se sentir d’abord écrasé par la montagne, mais vers quelles altitudes nous mène son escalade ! Et vers quelles qualité d’ait nous conduisent ses hauteurs. Il faut, pour cela, passer du plus contingent au plus transcendant, c’est-à-dire du théâtre au roman, et du roman à la poésie. Cette poésie que l’on s’obstine aujourd’hui à disqualifier, à juger obsolète, alors que dans son cas, elle est plus que jamais vitale, tonique, roborative !

« Lire Hugo », écrivait Claude Roy dans sa préface à La Légende des Siècles, « c’est faire le tour du monde et la conquête d’un siècle en quatre-vingts livres. C’est faire le tour d’un homme immense qui est aussi un homme grand… » Cet homme, ce n’est pas celui que les biographies, si abondantes à son sujet, tentent tant bien que mal de cerner, et donc aussi de limiter aux myriades d’anecdotes qui constituent une vie. C’est celui qui a tenté de se construire lui-même, pierre à pierre, en édifiant son œuvre. C’est l’anti-destin de Hugo qui est intéressant, son défi farouche aux contraintes du quotidien, qui lui fait tant de fois prendre le chemin de l’exil. Pour mieux échapper à l’exil intérieur, pour mieux arpenter le monde qu’il portait en lui, et dont il était l’inlassable chroniqueur.

Par l’énergie qu’il mit à ce gigantesque travail de fouille, il a poussé à ses plus hautes performances la machine littéraire. Par cet effort-là, il a plus que tout autre écrivain provoqué et encouragé ceux qui viendraient à sa suite. Il y a un état de la littérature avant et après Hugo, puisqu’il est non seulement celui qui s’est exercé dans tous les genres, pour y exceller à chaque fois, mais aussi celui qui ne s’est jamais assis sur ses lauriers, qui n’a jamais tenu la besogne pour accomplie. Lire L’Homme qui rit, ce roman de la grande maturité débridée, c’est découvrir par exemple à quel point il voulait à chaque fois briser ses entraves, et pousser plus loin les limites de son imaginaire et de sa créativité. Comme si lui qui avait inventé toutes les formules ne voulait en appliquer, en exploiter aucune. Il déplace à chaque fois les balises, modifie les règles du jeu et prend le maximum de risques.

Cette même liberté souveraine, il l’exerce à l’égard du pouvoir. L’ouverture du compas qui caractérise sa vie lui a permis de comparer la vraie grandeur à sa minable parodie : il va prendre appui sur cet intolérable contraste pour s’inscrire en faux contre l’usurpation que représente le plus souvent l’exercice de la puissance, et situer l’intellectuel à sa juste place : celle de l’imprécateur. Il n’est évidemment pas le premier à l’avoir occupée, mais certainement celui qui l’a fait avec le plus de superbe. Son personnage public, dès lors, a beaucoup contribué à profiler la place du poète engagé dans le corps social. Et nous incite évidemment à ressentir son absence dans le monde contemporain comme d’autant plus béante.

Il n’y a pas à pleurer l’absence d’un Hugo parmi nous, mais plutôt à se demander quelle trace il a laissée en nous, et à activer cet héritage. Hugo est un régénérateur, un espèce d’accumulateur d’énergie où l’on peut recharger de vigueur nos temps éreintés. En ce sens, Victor Hugo, de fait, peut rejaillir en nous. C’est ce que ce numéro démontre à l’envi, semble-t-il. Tant il est vrai qu’une telle masse de génie ne s’épuise pas en une vie, fût-elle longue et plus que tout autre pleine.

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