Ce matin-là, il décida de se mettre sur son trente-et-un, comme on disait chez lui. Il enfila son plus beau costume, noua sa plus belle cravate ramenée de Rome, qu’il étala avec soin sur sa meilleure chemise blanche. L’heure était à la cérémonie. Comme beaucoup d’autres, il venait d’être victime de ce qu’on appelait dans le monde des affaires une rationalisation. Le grand groupe pétrolier dans lequel il travaillait en qualité de petit cadre commercial avait bien fait l’année précédente de plantureux bénéfices et ses dirigeants s’étaient vu octroyer d’impressionnants bonus de rémunération, mais dans le site où il se trouvait, il avait été déclaré en surnombre. On l’avait viré proprement, avec un petit pécule de départ. Le CEO avait tenu un discours marqué du sceau du réalisme le plus direct : « Ça a été bien pour nous l’année passée, mais la conjoncture n’est pas belle, et les temps qui viennent seront évidemment (il avait insisté sur « évidemment ») plus durs. Nous avons donc dû procéder à des compressions de personnel, afin de sauvegarder l’essentiel, notre société, à laquelle nous sommes tous très attachés ». Il y avait eu quelques applaudissements et davantage de huées. Le CEO était alors monté dans sa grosse Mercedes, pour rejoindre le jet privé qui devait le conduire dans une des îles des Caraïbes, où il allait goûter à un repos bien mérité. Lire la suite


À Godarville, dans l’entité de Chapelle-lez-Herlaimont, le Café des Amis reste ouvert fort tard. Des hommes d’un certain âge, que la perspective de retrouver la douceur du foyer n’enchante guère, y descendent jusqu’à plus soif des bières dont chacune est censée être la dernière. Ce soir-là, Cesare Lupino, descendant d’une obscure famille du Mezzogiorno dont le chef, il y avait déjà belle lurette, était venu chercher à nourrir dignement sa grande famille en arrachant de la houille des entrailles alors encore fécondes de la Wallonie, était en retard. Il entra sur le coup de vingt et une heures, en se faisant accompagner par la porte restée ouverte d’une forte bouffée de pluie (Gus Verdoodt, le Flamand, se hâta lentement de venir la refermer), rouge d’excitation, les derniers cheveux qui lui restaient en bataille, et lança à la cantonade :

« C’est fait, dit-il, l’ONU vient de décider de mettre le monde en soins palliatifs. » Lire la suite


Elle s’était rendue chez le tatoueur, dans le centre de Bruxelles. Elle lui avait montré ses fesses et lui avait commandé, avec pas mal de détermination dans la voix, de lui dessiner une Belgique. Il avait demandé sur laquelle des fesses il devait travailler et elle avait répondu qu’elle s’attendait à le voir dessiner la Wallonie sur la fesse gauche, comme il se doit, la Flandre sur la fesse droite, et la région de Bruxelles-Capitale sur le sacrum. Il la fit s’allonger sur le ventre et mit ses outils en marche. Lire la suite


BELGIQUE

Nom donné naguère à un Royaume d’Europe occidentale, d’une superficie de 30,440 km2 et d’une population de dix millions et demi d’habitants. Depuis 2010, le Royaume a implosé en trois parties, à savoir, la Flandre (Vlaanderen), capitale Malines (Mechelen), république indépendante de quelque six millions d’habitants, la Wallonie, peuplée de quelque trois millions et demi d’habitants, rattachée à la République française avec un statut identique à celui de la Corse, et Bruxelles (Brussels E.D.), European District géré par la Commission de l’Union Européenne, où vivent un peu plus d’un million d’habitants, bénéficiant d’un statut d’autonomie locale comparable à celui de Berlin, par exemple. Lire la suite


Une opinion fortement ancrée veut que Simplet, celui qui termine dans le film de Disney la ribambelle des sept nains, soit muet. Il n’en est rien évidemment. Il n’est muet qu’en compagnie, mais quand il est seul ou croit l’être, il peut tenir des discours avec un talent d’orateur qui aurait suscité la jalousie de Démosthène ou de Churchill eux-mêmes.

Quand il était tout petit, et qu’il commençait tout juste à balbutier, son frère Grincheux lui avait énergiquement intimé de ne jamais parler sans avoir d’abord tourné « sept fois sa langue dans sa bouche ». Depuis le temps de cette impérative objurgation, il n’avait jamais cessé de bien veiller à ne laisser sortir de sa bouche aucun mot qui n’ait auparavant fait l’objet d’une heptagiration de sa langue. Comme personne dans son entourage ne faisait de même, et que s’écoulaient autour de lui, sans crier gare, des flots de paroles qu’aucune prudence préalable n’avait canalisées, il n’arrivait jamais à en placer une. D’où sa réputation de muet, alors qu’il n’était que la studieuse victime du principe de précaution. Lire la suite


Dans une station-service où ils sont tous deux venus ravitailler leur 4×4, deux amis échangent quelques propos. Appelons-les « premier » et « second ».

Premier : Tu ne sais pas quelle tuile me tombe dessus ? J’ai été convoqué pour faire partie d’un bureau de vote un de ces quatre dimanches prochains.

Second : Merde alors ! Ça, c’est vraiment une tuile. Espérons qu’il fera mauvais temps, cela te rendra la chose moins dure. Lire la suite



(Dans le commissariat du Premier Arrondissement, un inspecteur prend la déposition d’un jeune délinquant pris sur le fait de vouloir décrocher un tableau au Louvre.)

L’inspecteur

Nom, prénom, lieu et date de naissance, profession ?

Le délinquant

Mozart, Wolfgang-Gottlieb, aussi appelé « le Divin », né à Salzbourg, Autriche, le 27 janvier 1756, compositeur de musique, Monsieur l’Inspecteur. Lire la suite


Il y avait eu quelques regards en coin, des chuchotements derrière son dos. Il n’y avait guère prêté d’attention. Le grand patron lui adressait toujours le même sourire, lui serrait la main avec la même fermeté. On venait de lui confier la gestion d’un nouveau contrat. Les rumeurs de rationalisation, comme on disait, n’avaient rien de nouveau. Il était dans la maison depuis longtemps. Il en avait formé beaucoup parmi les plus jeunes. Dans les affaires, les nuages ne cessaient jamais de passer et de repasser.

Ce matin-là, on avait remplacé la serrure de son bureau. Une collaboratrice du DRH lui avait tendu un attaché-case noir en skaï avec des serrures dorées. Elle lui avait dit qu’il contenait les objets personnels qui se trouvaient sur son bureau, sa pendulette, le portrait de sa femme et celui de sa fille, des babioles, quoi. Et qu’il était prié de rendre la clé de sa voiture de fonction, mais qu’il pouvait garder la mallette, que c’était un cadeau de départ. Et elle avait esquissé une espèce de sourire. Lire la suite


Tony Chambers, le scénariste, a la bougeotte. Il cherche des allumettes pour rallumer le moignon de cigare qu’il s’obstine à garder vissé entre ses lèvres et qui s’éteint tout le temps. Bob Hollow, le réalisateur, semble assoupi. Il s’est renversé sur une chaise de toile qui ne repose plus que sur ses pattes arrière. Sa tête s’est calée contre le mur de la pièce, sous un calendrier indiquant le mois de novembre d’il y a cinq ans et orné d’une photo d’une dame nue, aux seins lourds, qui tait penser à Jayne Mansfield. Sue Lyon, l’actrice principale, suce un gros bonbon rose piqué au sommet d’un petit bâton. S’adressant au scénariste :

— Alors, tu reprends sans te presser, en m’épargnant les détails.

— Bon, bon, avec tout ce bourbon qu’on a bu ce soir, j’ai des problèmes avec mes idées. Je vais faire un effort.

— C’est ça, fais un effort, mon gros. Lire la suite