(Récit de Monsieur M., employé de banque à E., domicilié à W., à Madame V, anthropologue de terrain à l’Institut de S.)

Ce mardi 11 septembre, je me suis levé d’assez mauvaise humeur. Comme d’habitude, le temps était maussade, et plus encore que les jours précédents, j’ai regretté mes vacances en Tunisie. C’est très chouette la Tunisie, c’est très ensoleillé, on y mange très bien et les hôtels de Hammamet, c’est là qu’on était, font tout ce qu’ils peuvent pour animer nos soirées. Pendant la journée, c’est la plage, les doigts de pied en éventail, une boisson fraîche dans une main, un livre distrayant dans l’autre. Cette année-ci, j’ai lu un truc qui se passait dans les agences de publicité, j’ai oublié le titre, mais c’était très bien. C’est vrai que la Tunisie, c’est aussi plein d’Arabes, des gens pas très sympas, mais on n’est pas obligé de les fréquenter. À part les larbins de l’hôtel, mais ceux-là, ils sont très convenables. Ils savent que c’est nous qui avons le fric, et qu’ils doivent le mériter. Lire la suite


Un soir, alors qu’ils faisaient l’amour dans leur grand lit conjugal, dans cette position du missionnaire qu’elle semblait ne vouloir mettre en concurrence avec aucune autre, mais il s’en accommodait bien, tant il aimait guetter sur ses lèvres, à quelques centimètres de son propre visage, les premiers soupirs qui le réconfortaient dans l’opinion qu’il avait de ses capacités coïtales, et sur ses yeux, les prodromes d’un chavirement qui le rassuraient sur la perdurance de leur connivence amoureuse, elle avait soudain prononcé, à mi-voix, alors que s’annonçait de plus en plus évidemment l’orgasme qui devait, en conclusion de son travail, l’emporter corps et âme, ce prénom, « Thierry », qui n’était pas le sien, et que du reste il n’avait jamais entendu dans sa bouche. Il en avait ressenti un choc assez violent, mais n’en avait pas moins persévéré dans son opération de pénétration, passant par les figures de son excitation croissante auxquelles il recourait de coutume, comme à une série de lieux communs ritualisés, tantôt mordillant un mamelon, tantôt poignant une fesse, tantôt léchant l’intérieur d’une oreille, jusqu’à ce que l’éjaculation, accompagnée d’un ahan de bûcheron en sourdine, car les voisins, dans l’appartement d’à côté, étaient peut-être à l’affût de leurs ébats, trop fréquents vraisemblablement à leurs oreilles de petits vieux rabougris pour être ceux de gens normaux, le mette hors d’haleine et qu’il abatte son visage à côté du sien, à gauche comme c’en était l’usage, sur l’oreiller marqué des légères tavelures de ses fards, rimmel et fond de teint, tandis qu’elle poussait elle-même un petit cri, sans doute croyait-il étranglé pour les mêmes raisons de discrétion à l’égard de leurs plutôt déplaisants voisins. Lorsqu’il se leva, après les deux ou trois minutes réglementaires pendant lesquelles il était censé attendre qu’elle reprenne un contact point trop pénible, la couverture chaude que lui faisait son propre corps l’en protégeant assez efficacement, avec la réalité du monde banalement vécu, pour se rendre à la salle de bains afin de s’y laver le sexe, il ne l’interrogea pas d’emblée sur ce « Thierry » qu’elle avait invoqué, ne voulant pas transformer la tranche post-coïtum en épisode d’investigation policière, ce qui aurait compromis la suite de leur existence en commun de cette nuit-là, alors que du reste il se sentait assez fatigué et aspirait à un sommeil qu’il estimait, après une journée déplaisante qu’il avait passée à louvoyer entre les arcanes du monde des affaires, son monde à lui, mais plutôt subi que vraiment recherché, sans conteste mérité. Mais lorsqu’il revint à la chambre à coucher, constatant alors qu’elle avait déjà coulé dans le sommeil, il ne put trouver son repos qu’avec pas mal de difficulté, tant il était tracassé par l’allusion à ce Thierry inconnu et qui jusqu’à l’aube demeurerait inconnaissable, dont il essayait d’imaginer l’identité ou les circonstances où elle l’aurait rencontré, dans ces fragments de son existence où il était plus ou moins non grata, par la force des choses davantage que par sa décision à elle de le tenir à distance, le lycée où elle enseignait n’ayant que peu de contacts, sinon aucun, avec l’entreprise où il gagnait sa vie tout en ayant l’impression de la perdre un peu plus tous les jours, en dépit de l’aisance matérielle qu’elle leur procurait à tous les deux, notamment par les attributs de la réussite qu’il ne lui déplaisait pas de mettre en scène, la belle limousine allemande, la maison de campagne dans le Lubéron, les toiles de maîtres contemporains aux murs du vieil appartement aux murs trop minces conservé par fidélité à leur première installation en tant que couple, les toilettes à la mode qu’il était si heureux de lui offrir. Il ne parvint pas à mettre un visage à Thierry, ni à retrouver sa trace dans ses souvenirs, aussi loin que sa mémoire pouvait les reconstituer, qu’il s’agisse d’amis communs à présent perdus de vue, de rencontres de vacances, de partenaires au tennis ou à la planche à voile, de collègues étrangers de passage invités à déjeuner au restaurant ou à dîner à la maison, de pères d’amis ou amies de leur fille, autant de personnages classés sous des rubriques bien spécifiques, objets de sa manie du classement, dans les archives de leur vie en commun, vieille déjà de plus de vingt ans, à moins qu’il ne s’agisse d’un homme qu’elle avait rencontré avant de le connaître, mais elle ne lui avait jamais parlé d’un Thierry, alors qu’elle n’avait pas été très cachottière à l’égard du petit nombre d’ex-amants qui l’avaient précédé, Michel, Claude ou Lorenzo, pas davantage qu’elle ne l’avait été, à l’occasion de l’un ou l’autre épisode psychodramatique de leur vie conjugale, à l’égard d’adultères plus récents, peu nombreux et peu durables assurait-elle encore, Raymond ou Éric, dont il connaissait du reste les traits et dont l’un d’eux, Éric, avait continué à faire partie de leurs fréquentations, en compagnie de son épouse Camille, avec qui lui-même il avait eu ce qu’on a coutume d’appeler une brève, selon les critères habituels, liaison (et elle n’avait pas été la seule, comme il s’en était confessé lors des mêmes épisodes psychodramatiques, Véronique, Nadia ou Caroline), mais parmi lesquels aucun Thierry n’avait été déclaré. Il dormit assez mal, se réveillant souvent et se trouvant alors repris par son obsédante question au sujet de « Thierry », dans laquelle il s’enlisait de manière vaguement nauséeuse avant de reprendre ce qui lui sembla au réveil être toujours le même rêve, celui d’une quête jamais satisfaite dans les vieux fichiers manuels d’une bibliothèque à l’ancienne mode qui lui rappelait celle de sa Faculté de droit où il avait fait ses études, celle d’un livre absolument nécessaire à celles-ci dont il avait oublié le titre et l’auteur et dont il connaissait cependant le prix en librairie, trop élevé pour qu’il puisse se permettre de l’acheter, tout comme il connaissait la couleur de sa couverture, pour l’avoir aperçue sur la table d’une petite amie de l’époque de ses études dont il avait aussi oublié le nom mais qui avait les traits de la femme qui dormait en apparence paisiblement à ses côtés et qui venait, au cours d’un rapport sexuel qui pour être conjugal n’en était pas moins intense et très agréable, de prononcer ce prénom « Thierry », dont l’écho le poursuivait dans son malaisé sommeil comme un mot de passe donnant accès à des secrets qu’il valait peut-être mieux pour lui de ne pas les connaître. 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On peut être surpris, de prime abord, du peu d’intérêt que les sciences du social ont accordé à des activités qui concernent cependant l’humanité dans son ensemble et qui occupent, dans les allocations temporelles de chacun de nous, une place qui n’est pas négligeable. Je vise ici les diverses opérations d’expulsion de « matières » du corps humain, chyle, urine, pituite ou encore bile, dont il est généralement interdit de disserter, sauf de médicale façon. En particulier, l’évacuation de produits de la digestion, pour toute naturelle qu’elle soit (ne parle-t-on pas de « besoins naturels », d’« accomplir une fonction naturelle » ?) fait l’objet d’une occultation plus ou moins sévère dans les conversations ordinaires et dans la littérature de type courant. On peut lire de longues descriptions de repas, mais on n’en lit guère qui ont trait à la miction ou à la défécation : d’Artagnan, Maigret, Charlus, mangent mais ne pissent ni ne chient. Sous nos latitudes, mais cette attitude est plutôt universelle, la domestication des sphincters, souci majeur des éducateurs de la petite enfance, implique aussi la domestication de la parole qui s’y rattache. Et aussi de celle des lieux où les choses se passent presque obligatoirement : en français, « chiottes » passe pour grossier, alors que « cabinet », « vécé », « toilettes » sont plus ou moins reçus, encore que dans une conversation mondaine leur usage ne soit guère conseillé (les gens bien élevés demanderont, si la chose est nécessaire, où l’on « peut se laver les mains »). Notons toutefois une différence dans le rejet entre la miction (la mention « urinoir », dans des toilettes publiques n’est pas bannie) et la défécation, tenue pour relever d’une aire sémantique à l’écart de laquelle toute personne bien née doit se tenir[1] : tout au plus un médecin pourra-t-il, dans la discrétion de son cabinet, s’enquérir de l’état de vos « selles » ou du nombre de fois où vous « allez à selles ». On sait qu’il n’en a pas toujours été ainsi, et que l’exclusion de la miction et surtout de la défécation des échanges verbaux acceptables relève du « processus de civilisation » dont Élias s’est fait l’analyste subtil[2]. Il y a du pet dans l’œuvre de Rabelais, il y a encore du clystère dans celle de Molière, on n’en trouve plus chez Diderot, et pas davantage chez Hugo, Flaubert ou Proust, et pas même chez les auteurs de polars les plus noirs. Et on compterait sur les doigts de la main les auteurs de sciences humaines, hormis Freud et ses stades anaux (et leurs commentateurs ultérieurs), qui ont consacré à ces deux fonctions vitales des écrits de quelque importance[3]. Lire la suite


À J.-L. D., belgologue émérite

 

Exercice de composition française : Imaginez de décrire les Wallons, vos compatriotes, à l’usage d’un ami français de passage[1]

 

Cher Jean-Louis,

 

Tu m’as fait l’honneur de me demander quelques renseignements sur les Wallons, peuple dont je fais partie, encore que de manière assez particulière, étant Liégeois de naissance, exilé à Bruxelles depuis un demi-siècle. M’efforçant d’oublier ce particularisme (mais cela, je le reconnais, ne me sera guère aisé), je te propose le rapport ci-dessous, rédigé, je l’avoue, de manière un peu universitaire. Que veux-tu, à mon âge, on ne se refait pas.

 

  1. Cadre institutionnel et linguistique

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Quand j’avais une douzaine d’années et n’étais encore bruxellois que de fraîche date, existait au rez-de-chaussée de la Bourse de Bruxelles, à droite en la regardant du boulevard Anspach, un vaste lieu d’aisances pour messieurs, dont le mur du fond était tapissé d’un nombre qui me semblait très élevé d’urinoirs. Des urinoirs à l’ancienne, qui recueillaient l’urine entre les pieds même des pisseurs. On a fermé ce lieu, m’a-t-on dit, parce que s’y déroulaient des scènes que la morale réprouverait ?). J’ai même entendu dire que des pervers déposaient sur l’un ou l’autre fond d’urinoir des croûtons, voire des pains entiers, dont ils se repaissaient ensuite, lorsqu’ils étaient copieusement trempés des urines des nombreux pisseurs que la présence de ces objets — pour eux sans doute victimes d’un faux pas de leurs porteurs, alors qu’ils cherchaient avec peine à se déboutonner – n’étonnait pas outre mesure. Lire la suite


En 1953, à l’École moyenne de l’État d’Auderghem, le remplaçant du prof de musique, un certain Devlieger que l’on surnommait, j’ai oublié pourquoi, « Mazette », chargé de nous enseigner l’hymne patriotique Vers l’avenir (à la gloire de la conquête coloniale), nous imposait de remplacer l’avant-dernier vers, « Dieu protège la libre Belgique », par : « Nous protégerons la Belgique ». Je suppose qu’il était anti-clérical et lecteur du Soir.

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Il y avait cette dame de la banlieue lilloise qui me demandait : « S’il vous plaît, parlez-moi en belge ». Elle prononçait « belche ». Je lui ai proposé, avec le plus bel accent bruxellois qui soit : « Je ne sais pas te voir entre l’heure de midi ». Lire la suite


Euro, qui comme Élise, au grand jour a pu naître,

Des soins du Ludwig sourd qui lorgne ses appâts,

Pense qu’il est commode, à l’heure du repas,

De payer d’un billet filigrané du Maître.

 

Au concert des Nations l’on célèbre les lettres,

Qui quatre à quatre auront bientôt sauté le pas,

Ne laissant aux monnaies, au temps de leur trépas,

Qu’un coin de Museum singeant d’antiques aîtres.

 

Élise, il te faudra désormais ne compter

Qu’en bel argent nouveau sans t’en laisser conter :

Le Progrès, te dit-on, réclame un sacrifice.

 

Et si l’Europe un jour aborde d’un œil franc,

Un monde rénové niant tout maléfice,

C’est parce que tu sus faire tomber ton franc !


Le président Aimé Jacquet n’avait pas dû faire grande violence à son peuple pour déplacer la fête nationale de deux jours, du quatorze au douze juillet, date anniversaire de la triomphale conquête de la coupe du monde de foute par l’Équipe de France, alors sous sa clairvoyante direction. Ce jour-là, une sélection d’équipes venues des six coins de l’Hexagone défilait fièrement sur les Champs-Élysées, bombant le torse sous des maillots de diverses couleurs portant les marques de sponsors qui faisaient ainsi la promotion de la République. Quelques militaires avaient bien grogné pour la forme, mais devant la froide détermination de Jacquet, qui n’avait pas hésité à exiler au Brésil, suprême infamie, les principaux rédacteurs de L’Équipe, ils avaient vite mis un bémol, comme on dit chez les journalistes cultivés, à leurs protestations. Ils se contentaient d’un discret rassemblement le quatorze autour de la sépulture du Soldat Inconnu, que l’on avait transférée au Père-Lachaise, tout en lui faisant perdre sa flamme. Sous l’Arc de Triomphe, le poilu anonyme avait cédé la place au Supporteur Inconnu, dont la flamme était rallumée solennellement tous les douze juillet, par le président Jacquet arborant fièrement le maillot n° 23 que lui avait transmis un certain Jacques Chirac, président de la république précédente[1], lequel lui avait obligeamment laissé occuper son fauteuil, devant, il faut bien le reconnaître, une immense pression populaire. Les chantres du Nouveau régime, celui de la sixième république, Edgar M. et Alain F., dans Le Monde, qui en était un peu l’organe officieux, avaient célébré ce trait de sagesse chez le vieux politicien, capable selon eux d’interpréter la volonté générale (à l’orchestration de laquelle, il est vrai, Le Monde n’était pas pour rien) et qui, tel un nouveau Cincinnatus, s’était retiré sur ses terres de Corrèze, où il présidait désormais aux destinées d’un club de foute local. Lire la suite