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Par une chaude, indescriptible et horrible journée, l’ozone ayant dépassé tous les plafonds autorisés et respirables, la mer, de zee, l’océan pour les poètes et les touristes (ce qui revient au même), toute cette masse d’eau si longtemps contenue des Pays-Bas aux portes de Calais se mit à déborder.

De la Mer des Wadden, les flots envahirent le lac d’IJssel, entre Frise et Hollande septentrionale ; la Hollande méridionale, ainsi que la Zélande furent noyées impitoyablement. La plupart des habitants héroïques qui avaient cru, à l’abri des digues si longtemps portées à bout de bras, résister à la force rageuse de la mer du Nord furent emportés dans l’oubli. Les eaux jaunes et sales avaient depuis quelques dizaines d’années déjà renversé nombre de remparts mais la technologie avait retardé la sinistre échéance, pressant le doigt, çà et là, dans l’encoignure des lézardes et des fissures croisées. Lire la suite


Lorsque l’histoire arriva à son terme, que les portes eurent été ouvertes, il constata que le monde venait brusquement de changer, la ville et le ciel étaient plus clairs, comme débarrassés de la poussière qui flottait partout, les sons n’escaladaient plus les remparts au rythme des rafales, sa respiration redevenait légère et profonde, ses épaules lentement se défaisaient des tensions récentes, il pouvait à nouveau s’ébrouer dans la chaleur, laisser ses grandes mains palper l’ombre fraîche des terrasses, le soleil commençait sa retraite à reculons, comme pour ne pas le quitter des yeux un seul instant alors qu’il sentait monter en lui une douleur chargée de larmes quelque chose comme un chagrin sans rémission, une peine dont il ne pourrait plus se détacher, un vomissement presque qui le secoua de frissons, toute cette beauté resplendissait dans le bruissement des insectes et des saccades du vent piqué de jasmin et de miel, il ne la verrait bientôt plus que dans l’arrière-boutique des souvenirs et des regrets, il allait s’éloigner de l’évidence des pierres et des toits enrubannés de linge à sécher, il allait fermer les yeux et la ville ne disparaîtrait pas, il le savait, elle avait rétréci, toute une ville avait pris place en lui — et comme elle pesait soudain en son cœur ! –, une cité parfumée dans laquelle il avait joué entre hammam et mosquée, courant dans les jambes des femmes empêtrées de paquets et de fardeaux divers, visant alors leurs yeux masqués de khôl et d’un sombre étonnement, filant dans le dédale des ruelles aux odeurs de cannelle, il lui arrivait d’arriver chez lui, essoufflé et affamé de bonbons et d’orangeade, le corps zébré de crasse et de transpiration, tout heureux de plonger les bras dans des baquets d’eau froide et de pratiquer ses ablutions comme son père le lui a appris. Samir aimait cette ville comme une femme, sans raison suffisante, habité de ses senteurs et prêt à tout pour entendre encore sa voix lui chuchoter son amour. Lire la suite


C’est sa cinquième bière et l’alcool commence à ouvrir son parachute… La pièce est bleue de fumée et il tousse régulièrement en aspirant à pleins poumons la brume froide et âcre qui flotte en nappes devant l’écran de télévision. Allongé sur le tapis, la télécommande à la main, il semble sombrer dans une hébétude molle, la bouche effondrée, un vague sourire aux commissures.

L’image est muette, le journaliste articule le silence, l’œil papillonnant, l’air absent, la main droite sur l’oreillette, la bouche s’ouvre et se ferme au rythme cadencé d’une mastication scrupuleuse, elle broie du vide, l’avale et s’ouvre à nouveau comme un poisson lave-glace qui est le secret d’un aquarium réussi…

Touchée aux cervicales, la tour tressaute puis frissonne en saccades, sa robe frémit de haut en bas, une étrange sueur flambe tout le long de son échine qui se tasse lentement dans un chaos de poussière hollywoodienne. Quelques instants plus tard, la tour jumelle se cabre et s’effondre impeccablement dans les nuages surgis du sol, qui claquent dans le dos des hommes et des femmes épouvantés et criant leur terreur dans les rues encombrées. Lire la suite


Des cris en polonais, quelques mots d’allemand et de russe lancés à l’intention des voyageurs qui se bousculent aux fenêtres. Dehors, la nuit bleue est encapuchonnée de neige. Le compartiment du train où je tente de me reposer après l’interminable fouille à la frontière et les vérifications de toutes sortes baigne dans la même lueur métallique. Tout semble découpé au couteau : les routes, les arbres alignés comme une retraite au flambeau qui piétinerait avant le départ et la voie ferrée qui ouvre le paysage en deux, sans bavure, d’une seule et longue plaie remontant jusqu’à l’horizon scintillant dans une blancheur d’acétylène. Vitres et planchers sont laqués de givre. Les haleines montent lourdement. « Si c’est une panne, on est bons pour la nuit », dit une femme en riant. « On sera pas de trop pour se réchauffer », ajoute son voisin en se rapprochant d’elle.

Coups de sifflet secs et stridents. Un enfant crie de joie lorsqu’une flamme rouge et or scie le brouillard en soufflant comme une forge. La flamme s’éteint aussitôt et la nuit gomme tout d’un seul coup. Lire la suite


On est seul, on redevient le soldat Woyzeck, la mâchoire tombe, les chairs glissent un peu plus entre les chairs, la mélancolie transporte le temps perdu dans les combles de la mémoire, à pleine fourche, le dos fourbu et les tempes trop chaudes, on revient sur les lieux du crime, on rôde en amassant des pierres que l’on jette sur les chiens errants, ou dans les vitres, on se dit que la mort de l’un c’est la mort de l’autre, on s’asperge de bonnes résolutions, on sent soudain la faim nous chatouiller les membranes, on se dit que la journée suffit, qu’il y aura toujours assez de crimes à commettre demain et que l’on reportera sans fin à une prochaine occasion, on se fatigue un peu, on aperçoit enfin la nuit qui frappe des pieds là, tout au bout de la rue, on sait qu’il faudra la croiser sans rien laisser paraître, on rentre chez soi, on prépare le repas.

La félicité n’a que faire de l’appétit, elle s’empare des trompe-l’œil que sont les noces et les orgies, les banquets et les agapes ; elle renonce à l’élémentaire, elle se repaît du peu qui nous envahit en gargouillant, elle tombe tout au fond de nous dans la chaleur du corps qui revient à lui-même en oubliant qu’il entamait peut-être le court chemin de sa disparition ; elle ricane un peu dans les saveurs, se pourlèche dans ses petites humeurs et des salives acides. La félicité ! Beau programme que l’estomac des faibles confond souvent avec le doux contentement de la ripaille. Il n’y a de vie concrète que dans ce consentement à poursuivre le jeu de la grande fourniture : gaver, mâcher, roter, chier. Et le jeu se complique, la part du pauvre maigrit, le corps apprend à se distendre et à se ramasser, les espoirs se confondent avec la tension des boyaux et des buccins, la langue tournicote dans la matière qui vient, l’âme s’agrandit de cette journée qui se remplit encore. Lire la suite


Un soir de pluie qui dévale du ciel sur un paysage de jardins bricolés et de potagers abondants. Un soir de pluie qui n’arrive pas à décrasser la pâle extinction des rues et des places chahutées de baraques à frites ou à gaufres. Il pleut pour rien. Le passant pourra dire de cette averse qu’elle fut comme il n’en avait plus vu depuis longtemps, mais c’est tout. Il ajoutera peut-être « comme vache qui pisse », mais décidément non, il ne pourra rien tirer de la vue du paysage inondé et transi. Tout est engourdi maintenant dans ses souvenirs, tout s’emboîte gauchement. Il ne se rappelle plus vraiment ce qui fait la différence. Ça reste flou, ça tremble un peu, ça glisse alors lentement vers un peu de lumière, puis ça coule soudain dans des impasses. Lire la suite


Pour José Géraldo

(On entend des pas lourds, une multitude de pas lourds marteler la terre. Des ahanements, des cris, des respirations, de temps en temps, des pleurs, puis le silence. La lumière monte sur une longue théorie de marionnettes décharnées vêtues de lambeaux de vêtement colorés, couvertes de bâches de plastique, des femmes, des hommes, des enfants, des bébés, des mourants, une humanité en marche. Les personnages avancent sur un chemin que la main du marionnettiste sème devant eux. La main hésite, sème dans un sens, puis dans l’autre, probablement au hasard. Et la théorie des pantins repart dans cette lumière aléatoire, les yeux ouverts sur ce qui vient d’advenir. Ils passent et repassent jusqu’à tourner en rond. À chaque passage, ils sont de plus en plus décharnés. Certains ont perdu un bras, une jambe, la tête, les yeux… mais ils marchent. Les marionnettes changent de couleurs à chaque passage : noires, puis grises, puis blanches. On entend maintenant un kyrie et des chants d’enfants. Des gens tombent, désarticulés, des tas se constituent. Les hordes de marcheurs se dispersent à l’horizon et de sous un tas de membres et corps désarticulés on entend une faible voix, les membres bougent légèrement, le chaos s’anime, apparaît un bras…)

La voix : Mama yé, mama yé, l’enfer, mama yé, l’enfer sur la terre ! Mama yé !

(Apparaît une marionnette représentant une toute jeune fille, 12 ans à peine, vêtue d’un pagne) Lire la suite


à I.

 

Quand le brouillard s’est mis à dériver vers l’ouest de la ville, Sainte-Gudule lançait son mât de pierre crénelée juste comme il le fallait, avec l’élégance d’une tour de Babel émincée par le temps et le vent. L’image était parfaite, la brume crémeuse à souhait, la flèche de la cathédrale énigmatique comme le décrivaient les guides culturels polyglottes dont la capitale s’enorgueillissait depuis qu’elle avait décidé de rassembler autour de ses édifices les plus célèbres l’âme flottante de la ville. Lire la suite


Quand Louise apprit qu elle était malade, elle comprit pourquoi la sirène des ambulances qui glaçait chacun sur place un bref instant était plus qu’une corne de malheur, c’était, elle en était certaine maintenant, plutôt le souvenir du sifflet de l’instituteur qui les arrachait aux grâces féroces des jeux de l’enfance qui lui revenait d’un coup sec. C’était cela qu’elle avait craint toute sa vie, se disait-elle en bouclant sa valise, le sifflet de l’instituteur, puis les cris des soldats, des gendarmes, de toutes les forces de l’ordre qui l’avaient forcée à fuir son cher Congo, la terre où sa parcelle l’attendait et que les voleurs avaient saccagée joyeusement à peine avait-elle pris place dans l’avion qui l’avait déposée dans les brumes bruxelloises cinq ans plus tôt. Lire la suite


L’homme sort du souk, les bras tendus en fendant péniblement la foule. Il fait quelques pas et s’effondre face contre terre. James Stewart, en bon médecin, se rapproche. Il se penche vers l’homme qui lui chuchote quelques mots à l’oreille, un poignard au milieu du dos. D’une main délicate, Stewart efface le maquillage trop noir et trop gras du visage de la victime : les traits de Louis Bernard apparaissent alors. Le bon samaritain se relève, muet. Il était l’homme qui en savait trop. Lire la suite