J’écumai le marché du travail, comme on disait alors, mais découvris que ce n’était que routine assommante et inutile.

Charles Bukowski

Il posa les journaux sur la table de marbre, tira vers lui une chaise en la soulevant par le dossier, puis s’assit. Lentement. Le geste tenait d’un rite ou d’un exorcisme, d’une mise en condition. Il fallait savourer le moment, trop rare, et, en même temps, se préparer à affronter la corvée, malgré la lassitude. Évidemment, il ne savait jamais ce qu’il allait découvrir, mais il se doutait que ce ne serait pas grand-chose, qu’il allait sans doute s’énerver et, certainement, perdre, une fois de plus, le temps nécessaire pour tout consulter. Cela ferait une heure, au moins, deux, sans doute ; la matinée y passerait. Il ébaucha un sourire, comme pour se moquer de lui-même. Effectivement, il était agacé par la situation, mais après tout, il avait décidé de jouer le jeu et, s’il continuait à se plonger dans ce fatras informe, comme d’autres misent sur des numéros de loterie, c’est qu’il espérait toujours y rencontrer une bonne surprise. Il commanda un café. Lire la suite


Scène : L’intérieur d’un café. De grandes vitres donnent sur une petite place et laissent passer la lumière d’après-midi d’un jour gris. Au-dessus du comptoir, une télévision allumée dont le son est coupé.

Personnages : les personnes attablées et le patron du bistrot. Ton parlé, familier.

Première table

Deux hommes, sans doute pensionnés, devant deux verres de bière à moitié vides. Chacun a gardé sa casquette sur le crâne ; celui qui parle peu a un mégot éteint au coin des lèvres.

— Il y a mon beau-frère qui vieillit mal… Trente-cinq ans qu’il s’est acheté une petite maison en dehors de la ville, et, maintenant, tu sais ce qu’il dit ?

— …

— Il dit qu’il supporte plus les arbres. Et tu sais pourquoi ? Lire la suite


« Moi, je ne m’occupe pas des autres. Je vis dans un petit sous-sol, pratique, avec un jardin derrière. Oh, c’est pas Versailles, c’est que du sauvage qu’il faut de temps en temps élaguer mais j’aime bien, c’est frais, ombragé, on peut rester des heures à regarder. C’est pas grand-chose une herbe qui pousse ou une branche qui balance mais je prends du plaisir à voir ça qui change toutes les heures dans la lumière et tous les jours dans la poussée. Et puis le chat, il a son territoire, il peut faire ses griffes et ses cabrioles, ou bien ses besoins, et guetter les oiseaux qui passent. Lire la suite


Tout à coup me revint cette image naïve d’un livre de catéchisme de mon enfance ; on y voyait l’Esprit Saint descendre sur les apôtres sous la forme d’une flamme qui se posait sur leurs têtes. Aujourd’hui, le couvre-feu régnait. La juxtaposition des deux images me tira un sourire amer.

L’eau du lac était calme, d’un calme que rien ne semblait perturber. On aurait dit que les montagnes des alentours pesaient de tout leur poids pour veiller à cette tranquillité. De temps en temps, ces mêmes montagnes répercutaient l’écho assourdi d’un tir d’obus dont rien ne permettait de déterminer la provenance. J’avais croisé de nombreux hommes en armes, tantôt seuls, militaires en permission ou préposés à une garde quelconque, tantôt par convois de camions entiers. Rien ne laissait jamais supposer s’ils se repliaient ou s’ils se regroupaient ; ils passaient en tous sens et peut-être ne le faisaient-ils que pour rappeler leur présence. En tout cas, rien ne justifiait qu’ils s’attardent ici, l’endroit était presque désert. Entre les salves, le paysage retrouvait son calme et quelque chose, dans la transparence même de l’air, recommençait à me troubler. Lire la suite


Cela fait plusieurs semaines que ce souvenir m’est revenu, une image extrêmement précise, mais brève, fugitive, et plusieurs semaines que je tente vainement de lui restituer un contexte.

Je ne sais plus. C’était un train que je prenais régulièrement, à heure Fixe, toujours la même ligne, mais je ne retrouve rien d’autre. La trace qu’il a pu laisser se confond désormais avec mon angoisse première : d’où venais-je, où allais-je ? Après tout, peu importe, je n’étais qu’un voyageur éphémère, empruntant pour une heure, peut-être, un train dont le trajet durait sans doute deux ou trois jours. C’est un sentiment étrange de s’asseoir pour quelques dizaines de minutes dans un compartiment à côté de quelqu’un qui n’arrivera à destination que le lendemain soir. Lire la suite


Elle aime recevoir des fleurs. Des tulipes, des roses ou des glaïeuls. Elle… Elle ne sait pas comment dire. À y penser, elle sent le rouge monter à ses joues, elle respire déjà plus difficilement. Elle n’a pas de préférence, elle ne veut pas choisir, ce qui importe, ce n’est sans doute pas tant les fleurs, ni leur couleur ou leur parfum, mais plutôt le sourire qui les accompagne quand la main d’un homme lui tend le bouquet. Ce moment même qui ressemble à une promesse, quand personne ne sait jamais quoi dire et que les mains s’agitent sans ordre, impatientes et maladroites. Elle a, dans ses armoires, des vases de toutes les tailles et, dans sa mémoire, quelques souvenirs de sourires.

Il ne peut s’installer, dans son appartement, que le silence de l’attente ou, parfois, un bouquet coloré et puis le vide de l’abandon. Elle demeure seule ou elle s’enfuit, elle rêve ou elle sort avec celui qui lui apporte des fleurs. Elle le suit ou, peut-être, elle l’emmène. Mais alors, elle ne reste pas là, elle ne l’invite pas à entrer, ne lui propose jamais de s’asseoir, elle n’offre pas de verre. Les meubles ne sont que les témoins d’un secret, pas d’un ravissement. Il ne faut pas toucher aux habitudes ; les choses doivent garder leur place. Lire la suite


Je me souviens de cette amie dont la cuisine regorgeait de trésors. Elle déménageait, moi aussi. Je n’avais rien, et elle ne pouvait pas tout emporter. Elle m’avait préparé des sachets, des flacons, des petits pots… Tout un matériel de campagne dont je n’étais pas sûr d’avoir un jour l’usage, mais qui m’intriguait et que je considérais d’un œil absent en rêvant qu’il aurait pu changer ma vie.

Je n’ai pas bonne mémoire mais elle m’expliquait pourtant bien la destination de chacune de ces herbes, de toutes ces poudres. Évidemment, je n’en ai rien retenu sinon le moment où elle m’a dit : « Ça, c’est pour quand tu feras de la dinde au miel ». De la dinde au miel ? Pour tout dire, je ne sais même pas à quoi cela ressemble une dinde, ni vivante ni morte. Quant au miel, je dois bien en avoir un pot qui traîne mais, pour que je l’utilise, il faut vraiment que j’y pense, et c’est tout au plus pour sucrer mon café, quand il fait grand froid. Lire la suite