Fixer enfin la vision tournoyante que j’ai toujours eue de ma terre d’origine. Détacher un peu de cette lumière qui baigne mes souvenirs français pour en éclairer Liège, La Louvière et Jemeppe-sur-Sambre. Y chercher un autre butin que des images de désastre. Essayer de faire coïncider les Wallonies successives et contradictoires qui se sont offertes à moi. Renoncer aux cavatines de la défaite.

L’opacité, l’ennui, l’immobilité, à quoi se résume dans ma mémoire toute mon enfance, laissent pourtant subsister quelques rares lézardes, par où filtrent des rayons obliques. Les jeux de visite médicale avec Jeanine Waelravens, de part et d’autre de la haie du jardin, ou bien ma conversion à la musique, le jour où j’ai entendu le deuxième mouvement de La jeune fille et la mort, j’y repense avec plaisir : ils se limitent pourtant à un simple savoir, ils n’ont aucune force sensible. Mais je ne peux entendre sonner à toute volée les cloches d’une église les jours de fête (comme ce 15 août à 10 heures dans ce village alsacien où j’écris ces lignes) sans me retrouver, moi-même et un autre, à Wavre, dans le présent éternel. Lire la suite


1.

Une cheminée en marbre blanc, sans aucune veinure. Posés dessus, comme des aérolithes, trois personnages, sculptés dans la masse rigide de l’éternité.

L’un montre une petite bouche pointue, et sous ses lèvres noueuses saille un rictus de dents. L’autre a le visage strié de rayures régulières qui font frissonner ses joues. Le troisième ouvre ses grands yeux perdus au centre d’un cercle formé par l’arcade sourcilière.

Tout l’art précis d’un peuple disparu, qui a laissé derrière lui ses appareils de captation de l’invisible. Lire la suite


À la fin de l’après-midi, après une incursion dans les rues brûlantes, ils étaient retournés au Cercle des Tempêtes. ils avaient fermé les rideaux. À présent, ils étaient assis tous les cinq autour d’une bouteille de champagne tiède. Ils fêtaient la fin de leurs études et la déconnexion de l’université.

Ce modeste local des étudiants de philo, où régnait l’aigre odeur du tabac froid et de la bière, s’appelait Cercle des Tempêtes de toute éternité – sans doute à cause des polémiques et des rixes qui s’y donnaient libre cours. Le haut niveau dialectique de ses membres, loin de freiner cette tendance, l’avait multipliée au contraire. Mais tout cela était révolu. L’imminent exode de l’université réduisait le passé en poudre. À part eux cinq, il n’y avait plus l’ombre d’un étudiant, ni dans le bâtiment, ni dans la ville. Non seulement ils étaient seuls au cœur de l’été, mais personne ne viendrait après eux.

Cette circonstance aurait dû les laisser moroses : elle les rendait euphoriques au contraire. Toute l’esthétique moderne les avait préparés à aborder joyeusement une fin de partie. Et Deer Hunter, qui était le film-clé de cette année-là, leur fournissait le schéma parfait de la situation présente : dernier hélicoptère décollant du toit d’un immeuble, sous les rafales des Viêt-Congs maîtres de la ville.

Peut-être parce qu’on était en 1976 (c’est-à-dire à un moment-clé de la mutation de l’espèce, comme on le verra), ces cinq supposés philosophes n’avaient pas le physique traditionnel de leur état : ils n’étaient pas fébriles, ne présentaient aucun signe de calvitie imminente, n’avaient même pas les dents jaunies par le tabac.

Ils ne portaient pas non plus de lunette. Mais attention, disait Michel, ça ne nous met pas à égalité avec ces bêtas antédiluviens qui ont toujours joui d’une vue d’aigle. Nous avons été raisonnablement myopes ou astigmates. Ce n’est qu’à force  de lectures, de fumée dans les yeux et de conversations nocturnes sous les néons électriques que notre vue s’est régénérée.

Trois d’entre eux mesuraient plus de 1,90m. Le quatrième, nommé Lionel, fumait la pipe et cultivait le genre anglais pour compenser son infériorité de taille. La cinquième personne était d’une beauté confondante et s’appelait Annie. Lire la suite


Une semaine après mon retour d’Egypte, ma mère me dit d’un ton fâché: « C’était bien la peine de passer tous ces concours d’État, si difficiles, et d’être classé sixième sur trois cent quarante-cinq, si c’est pour jeter ta lettre de nomination. »  Lire la suite


Un jour, il y a trois mois, dans un taxi jaune, pour la première fois de ma vie, je me suis vu de l’extérieur. Un drôle d’oiseau. Toujours à courir aux quatre coins du monde, sans rien en voir, plongé dans mes livres et dans mes regrets. Et si léger ! Le moindre souffle me retournait à 360°. Gigolo métaphysique. J’étais le produit parfait de la perversité de Dieu. Je me faisais payer en émotions faciles et en intrigues sans fin.

Le noir me prenait, dans ce taxi. Rien ne subsistait, du monde auquel j’avais cru. Le paradis terrestre, délabré depuis longtemps, n’offrait plus aux yeux que ruines éparses et pans de mirage. J’avais posé ma joue sur le rebord de la banquette. Le paysage défilait. Lire la suite


Dans ce monde perdu, dans cette Flandre inouÏe qui n’avait peur que du feu et de la langue française, la journée commençait dès l’aube par les jérémiades de mon père. Il avait ruminé toute la nuit un affreux sentiment d’échec. Il ouvrait d’un coup de pied la porte de ma chambre. Il avait eu le temps de se mettre en colère. Il criait: Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter une vie pareille ? Lire la suite


1.

Un billet tout neuf et craquant, fixé au mur par quatre punaises dorées, et sur lequel je peux lire: 500 EURO.

2.

L’Eurasienne qui voulait payer sa carte de bus avec un chèque et que le chauffeur s’était mis à engueuler, avec des allegros, des vibratos, des reprises dans sa voix – comme la musique du moteur. J’ai fait signe que je payais la place. Huit francs, une somme ridicule. Mais c’est agréable de jouer les anges gardiens. Lire la suite


J’ai cru longtemps que c’était la planète Mars, et que j’étais un Terrien. La distorsion de ma vie tenait à cet exil. Monstre des plaines, largué au milieu d’un peuple d’oiseaux. Leur plumage, leur tête ronde, leur piaillement joyeux ne m’étaient pas antipathiques. Mais je ne comprenais rien aux mœurs qui les régissaient. Plus encore que leur sexualité étrange et leur nidification, ce sont leurs cris et leurs jeux qui me donnaient une impression de folie.

Puis je suis devenu assez stoïque pour m’avouer en face qu’il n’y avait qu’une seule planète et que c’était la mienne. Entre-temps j’avais enfin quitté l’Institut Saint-Nicolas, où le culte du football l’emportait sur celui du saint tutélaire : le 6 décembre n’était même pas férié, mais bien le 1er mars, date où un ancien élève de l’institut, nommé Paul Van Himst, avait été sacré meilleur joueur national. Ma vie n’a pas été absolument dépourvue de malheurs depuis que je ne suis plus tenu de jouer au football trois fois par semaine : c’est-à-dire depuis trente ans. Mais il me semble n’avoir plus été confronté depuis lors à l’exercice direct de la Terreur. Lire la suite