La conversation se tient dans la loge de Daniel, le personnage central de La possibilité d’une île, le livre qui aura marqué cette rentrée littéraire 2005 plus que tout autre, et pas seulement en francophone, d’ailleurs. Son interlocutrice l’interviewe pour le magazine qu’elle dirige, Lolita, et forcément ils en viennent à évoquer le livre qui a lancé le prénom et son auteur. L’histrion et la journaliste tombent vite d’accord sur deux points. D’abord sur l’âge des nymphettes susceptibles d’intéresser les hommes : « Nabokov s’est trompé de cinq ans », dit la chroniqueuse, experte, « ce qui plaît à la plupart des hommes ce n’est pas el moment qui précède la puberté, c’est celui qui la suit immédiatement. » Et elle ajoute cette sentence : « De toute façon, ce n’était pas un très bon écrivain. »

Daniel, en qui on peut sans trop se tromper voir un substitut de Michel Houellebecq, abonde, à part lui, dans son sens : « Moi non plus », monologue-t-il intérieurement, « je n’avais jamais supporté ce pseudo-poète médiocre et maniéré, ce malhabile imitateur de Joyce qui n’avait même pas eu la chance de disposer de l’élan qui, chez l’Irlandais insane, permet parfois de passer sur l’accumulation de lourdeurs. Une pâte feuilletée ratée, voilà à quoi m’avait toujours fait penser le style de Nabokov. » Lire la suite


C’est pile. Les jeux sont faits. Rien ne va plus. À la roulette démocratique, la bille s’est arrêtée sur la case du non, en France du mois. C’était avant-hier, et nous sommes déjà dans une autre ère. Il y a quelque chose de vertigineux dans l’irruption de ces dates toutes fraîches qui prennent aussitôt une allure de repère. Le 29 mai ouvre au surplus un cortège d’autres jalons qui s’échelonneront jusqu’à la fin de l’année prochaine, moment où il s’agira de faire le bilan de cette vaste opération, désormais largement compromise, de ratification de la première constitution européenne.

La France, une fois de plus, a dramatisé au maximum l’événement. C’est ainsi qu’elle se rappelle à l’attention du monde. Il y a belle lurette qu’elle ne joue plus un rôle objectivement majeur, mais elle compense ce recul par une subjectivisation exacerbée. Parce qu’elle est la nation du débat d’idées par excellence, qui va de la palabre accoudée au zinc aux états généraux de l’intelligentsia. Elle avait, de plus, du fameux grain à moudre : un texte largement pensé en français (ses principaux rédacteurs ont probablement, chose devenue rare, dû débattre dans la langue de Rousseau de ce contrat jugé par les uns trop social, par les autres pas assez), soumis au surplus, quant à la forme, à l’examen de l’Académie Française. Voilà donc un produit labellisé français rejeté par la France elle-même. Mais existe-t-il encore « une » France ? Lire la suite


Il y a deux mois, la mer s’agitant dans l’Océan indien au point de détruire des localités entières et d’emporter des centaines de milliers de victimes. On dit à présent que ce séisme, déjà, n’est plus « d’actualité ». Comprenez : il n’alimente plus les médias, les supports d’information ont trouvé d’autres grains (ceci était cependant un très gros grain) à moudre. La farine en question n’était pas facile à commenter : dame, à qui faire endosser la responsabilité du désastre ? Tout le jeu, de nos jours, ne consiste plus à déterminer à qui la faute, mais plutôt à cerner les responsables. Qui, une fois identifiés, pourront faire très précisément la distinction : responsables, oui, certes, mais coupables, ça non ! Le poids de la faute a cessé d’occuper les rayons des boutiques d’idées contemporaines. Il n’est plus de stock.

De toute manière, dans le cas des meurtrières inondations qui se sont produites durant la trêve des confiseurs occidentaux, la question de la responsabilité a fait long feu. À qui faire porter le chapeau d’un glissement de couches tectoniques dans les fonds marins ? Il fut un temps où le grand ordonnateur était désigné d’office : c’était Dieu, classé de toute manière hors catégorie. S’il en avait décidé ainsi, il était vain de faire son procès, puisqu’il était l’unique dépositaire absolu en matière de bien et de mal. On ne critique pas l’inventeur des règles du jeu. On peut crier vengeance à son endroit, on peu le maudire, tout en sachant qu’il a lui aussi la haute main sur le mécanisme de la malédiction. Lire la suite


En cet automne 1604, l’auteur nommé Shakespeare est la coqueluche de Londres. Il n’a pas quarante ans, mais il a déjà quelques exploits à son actif. Ses pièces ont fait des tabacs, dans tous les genres. Ses comédies ont diverti, ses pièces historiques ont rafraîchi les mémoires, et puis surtout deux tragédies ont fait courir les foules vers le théâtre en forme de tour de bois dont il est le principal pourvoyeur en textes, sur la rive sud de la Tamise. L’une, « Roméo et Juliette », a touché jeunes et vieux, il n’y a pas plus captivant qu’une belle histoire d’amour et de mort, et les spectateurs ont été émus aux larmes par cette histoire de deux tendrons qui s’adorent alors que leurs clans se honnissent. Il suffit alors d’en rajouter dans le registre des hasards contraires, et le public se pâme. Shakespeare n’a pas toujours une vision aussi fervente de l’amour, mais avec ces jouvenceaux de Vérone, il en a remis dans le registre de la passion absolue, et c’était visiblement ce que le public attendait.

Avec « Hamlet », il les a secoués d’une autre façon. Il y a de l’amour aussi dans cette histoire, mais il est plus trivial. Claudius et Gertrude sont allés jusqu’au crime pour assouvir leur attirance physique, et cela crève les yeux d’Hamlet, éperdu d’attachement œdipien pour sa mère : il en déduit que les femmes sont frivoles, toutes, y compris sa petite fiancée Ophélie, qu’il traite de traînée, et qui finira par se noyer de désespoir. Dans cette tragédie-là, il s’est investi pleinement, jusqu’à accepter, lui qui n’aime pas trop apparaître sur scène, de jouer le spectre du père vengeur. Il est vrai qu’il était dissimulé sous une armure, ce qui permettait, de plus, de rendre sa voix méconnaissable… Lire la suite


Sommes-nous au bord du précipice, et sur le point de faire un grand pas en avant ? L’image que nous a conçue Roland Breucker, grand maître de la synthèse iconique, et qui figure en couverture, n’y va pas par quatre chemins. Variation sur la parabole breughelienne des aveugles, elle indique que pourrait bien se commettre une fatale bévue, plus qu’encouragée par un lion noir qui pousse impavidement à la faute. L’illustration de notre graphiste complice est si éloquente qu’elle en affirme presque l’écrasante supériorité de l’image sur la parole. Un croquis vaut mieux qu’un long discours.

Il se trouve, insistons-y, que ne suivent pas des discours, mais des textes littéraires résolument, insolemment, outrageusement subjectifs. Les discours se tiennent ailleurs : dans les assemblées, aux tribunes, devant les micros et les caméras. ils sont fait de cette bouillie rhétorique qui alimente les déclarations politiques. La Belgique, en la matière, depuis belle lurette, est incroyablement productive. Parfois, elle s’impose une diète, se met au régime, s’interdit les excès d’effets de manche sur les questions de sa survie dans sa forme convenue, celle qui figure dans les atlas et sur les planisphères. Elle s’assume comme mouchoir de poche plié en triangle, et mise sur sa pérennité. Ce sont souvent des périodes de stabilité idéologique, d’homéostase doctrinaire. Elle est bien calée dans son système de référence et ne demande pas d’en changer. Lire la suite


Il ne s’agit pas de jouer les Cassandre. Il n’empêche, les temps sont à l’inquiétude. Cet été, on ne l’aborde pas avec le soulagement mêlé de bien-être qui accueille d’ordinaire les périodes estivales. Il fut un temps, c’était durant les trente glorieuses, où l’actualité, à cette époque de l’année, se mettait en veilleuse. Les journaux se cherchaient des sujets pour meubler leurs pages : on appelait cela les marronniers, que l’on retrouvait régulièrement au temps des moissons et des confitures. Aujourd’hui, le monde est pris d’une frénésie qui ne connaît pas de répit. Parce qu’il n’est pas bien dans sa peau, qu’il s’agite comme un malade ne trouvant pas le repos, qu’il ne sait plus où il en est ni où il va.

Si l’on y regarde de plus près, on ne peut que compatir. Il a changé, fondamentalement, ce monde, en moins de vingt ans. Il était morcelé, il est devenu compact. Il était partagé, il se prétend rassemblé. Il communiquait en dépit des distances et des barrières. Il a aboli les distances et croit avoir levé les barrières et n’arrive plus à s’entendre. Les outils d’information n’ont jamais été aussi rapides et aussi performants, mais ils servent de plus en plus à transmettre les invectives et les opprobres. Jadis, on se faisait la guerre sur quelques théâtres bien délimités, on la confiait aux recrues, volontaires ou non. Au fil du temps, on a de plus en plus impliqué les parties civiles. Aujourd’hui, on guerroie partout et n’importe comment, en impliquant tout un chacun, et en faisant régner un climat de menace permanent. Lire la suite


Sait-on tout de Dutroux ? On serait tenté de le penser, à voir les milliers de pages qui ont déjà été noircies à son propos, et les heures d’émission qui lui ont été consacrées. À la réflexion, on a plutôt le sentiment inverse. Que l’abondance a saturé l’investigation, que la récolte de détails précis a empêché l’élucidation de l’énigme qu’il matérialise. On a beaucoup parlé de « réseaux » à son propos, et on n’avait pas tort de le faire. L’erreur a consisté à entendre la notion de réseau au sens étroit du terme. Dutroux s’inscrit dans un réseau, bien évidemment, mais qui est aussi vaste que la société dont il est l’épouvantable symptôme. Et cette société est la nôtre, malheureusement pour ses victimes et pour nous.

Pour qu’un Dutroux sévisse, il faut que ses vices aient d’abord été intégrés. Il est, on le voit bien, un pervers sexuel actif agissant dans un milieu sans aucune régulation organique. Il se sait à l’abri de toute sanction sociale, dans cette espèce d’indifférence molle qui caractérise nos comportements soi-disant intimes, qui ont au demeurant cessé depuis longtemps de l’être. Lire la suite


Tolstoï passant la nuit dans le poste de police où a été recueillie la femme adultère qui, de désespoir, s’est jetée sous un train. Cette contemplation morbide va être à la source de son Anna Karénine. Stendhal se passionnant pour le crime passionnel de ce jeune homme qui a assassiné en pleine église la mère des enfants dont il avait été le précepteur. passé par le prisme de son imagination, ce meurtre fournira la matière du Rouge et le Noir. Flaubert, lassé de s’être confronté aux rigueurs de la fiction historique, est encouragé par ses amis à se focaliser sur le suicide d’une épouse de médecin de campagne. Madame Bovary va en résulter. Trois des plus importants romans jamais écrits sont des décoctions de faits divers. Cela mérite réflexion.

Qu’est-ce, d’abord, qu’un fait divers ? Karine Lanini, dans le Dictionnaire du littéraire (PUF, 2002), en donne une définition qui est opératoire : « Le fait divers, écrit-elle, est un événement quotidien distingué parmi d’autres événements anonymes, que la presse décide de rapporter en raison de son caractère frappant. » Et, de fait, les « modèles » de Tolstoï, de Stendhal, de Flaubert étaient ce qu’on appelle des anonymes, au sens où ils ne se sont distingués que par le fait marquant dont ils ont été les protagonistes. Ce sont des gens très ordinaires qui, brusquement, défrayent la chronique, et qui rappellent qu’il n’y a pas de gens « ordinaires », que chacun est une exception, éminemment singulière, et en ce sens porteuse d’un mystère qui lui est propre, qui est irréductible à tout autre. Lire la suite


En ce samedi de juin 2003, ce rectangle de terre battue fut, pour des millions de spectateurs, beau comme une orange. Moins pour la poignée de privilégiés qui avaient trouvé place autour des terrains que pour les innombrables témoins massés devant leur écran. Premier renversement qu’illustre le phénomène : la vision médiatisée, désormais, l’emporte largement sur la vision immédiate. L’œil humain a beau pouvoir balayer du regard, ajuster sa vue, préciser sa visée, il doit baisser les armes devant la captation ubiquitaire de la batterie de caméra orchestrée par une régie suprêmement maîtrisée. La télévision, reconnaissons-le, semble avoir été inventée pour être un prolongement du tennis…

En quoi le court central de Roland-Garros était-il, ce jour-là, particulièrement électrisant ? Pas par son nom, même s’il ne manque pas d’aura, puisque le stade fut baptisé d’après le pilote qui le premier franchit la Méditerranée d’un coup d’aile, et dont Jean Cocteau fut, un temps, le compagnon de voltiges aériennes. Le poète adorait monter avec lui dans ces appareils de fortune qui, comme il disait, « avaient été fabriqués avec de vieux mouchoirs et de vieux porte-plumes ». Mais si l’on devait interroger le public, Roland Garros passerait plutôt, à tort, pour le probable premier tennisman français. Lire la suite


Voici la vingt-et-unième livraison du nouveau Marginales. Il y a de cela cinq ans, nous remettions à flot une revue qui durant sept années seulement était restée à quai, ne demandant qu’à reprendre le large. Et l’appareillage se fit dans des circonstances très particulières. La Belgique étouffait sous une chape de non-dit, alors que des tragédies l’avaient frappée : une grande figure politique avait été assassinée, des enfants avaient été martyrisés. Il semblait que ces drames revêtaient une ampleur que la nation n’était pas en mesure d’affronter. On pourrait d’ailleurs dire qu’elle ne l’a toujours pas fait, puisque les procès concernant ces « affaires » n’ont pas encore eu lieu, douze ans après la mort d’André Cools, sept ans après l’arrestation de Dutroux. Mais il faut reconnaître qu’il prise de conscience sociétale, comme on dit aujourd’hui, a bien vu le jour.

Au sein de ce mouvement collectif, qui connut des vicissitudes, Marginales fut un signe d’intervention des écrivains. À l’exact lendemain de l’évasion de Dutroux, fait divers insolite qui fit trébucher un gouvernement, la décision fut prise de relancer la revue, parce que, de façon aveuglante, avec cet épisode feuilletonesque, l’actualité prenait un tour littéraire. Les auteurs saisirent la balle au bond et, sur le thème de « La grande petite évasion », les textes affluèrent, permettant de sortir le deux cent trentième numéro de Marginales moins de deux mois après que l’ennemi public numéro un eut fait la belle. Vingt autres volumes suivirent, au rythme des saisons, et liés chaque fois à une préoccupation urgente, qui appelait, de la part des écrivains, une réaction qui ne les transformerait pas pour autant en experts ou éditorialistes, mais jetterait sur l’histoire en train de se faire l’éclairage de la poésie, de la fiction, de la création textuelle. Lire la suite