La petite planète où nous sommes est dans la main d’un seul petit homme et l’on voudrait que cela fonctionne ? Depuis que le monde a cessé d’être bipolaire, jamais il n’y eut une telle concentration de pouvoir en aussi peu de dépositaires. En un seul, en fait : la structure politique des États-Unis est ainsi conçue, son président est investi d’une autorité telle que l’on ne peut que sourire amèrement à l’idée que cette même nation se donne pour la première démocratie au monde. Laissez dès lors ce même potentat sans rival à l’échelle de l’astre tout entier, et vous avez la situation que nous sommes en train de vivre : Ubu-Roi, non pas comique, mais cosmique.

Au temps de l’un de ses prédécesseurs, Richard Nixon, les caricaturistes allaient bon train. Peu de présidents furent autant haïs. Le pauvre homme, qui était loin d’être un petit saint, mais qui avait une certaine stature d’homme d’État, sous le mandat duquel l’homme marcha sur la Lune et l’Amérique se mit à parler avec la Chine connut, avant la destination, toutes les épreuves, et en particulier celle du ridicule. Il fut plus parodié que quiconque, eut droit à un pamphlet dévastateur par un des plus grands écrivains de son temps (le « Tricky Dickie » de Philip Roth) était devenu la tête à claques de son époque. À côté de lui, George W. Bush semble étonnamment épargné. Roth s’est contenté de dire, devant une caméra de télévision, qu’il était un âne. Arthur Miller a déclaré, pince-sans-rire, qu’il lui semblait mal préparé pour le job. Pour reprendre une expression chère à une grande dame du journalisme récemment disparue, il semble que la consigne ait été donnée de ne pas tirer sur une ambulance. Lire la suite


Ce dimanche matin-là, Baudouin se leva avec le pressentiment que Fabiola n’avait pas le moral au zénith. Il se reprochait chaque fois d’avoir forcé sa femme à l’émigration. Quelques semaines de vacances par an sous le soleil hispanique ne suffisaient pas à compenser cet exil sous le ciel si gris que les canaux s’y perdent, voire même s’y pendent. Chaque fois, cependant, il tentait de la consoler en lui expliquant que c’était là le sort des têtes couronnées et que son propre ancêtre, le beau Léopold, avait dû quitter sa Saxe chérie pour prendre la barre de la Belgique toute neuve. À quoi Fabiola répondait immanquablement : « Mais Léopold avait choisi la Belgique, moi c’est toi que j’ai choisi, mon chéri… » Et cet aveu, chaque fois, le laissait sans voix.

Il était en train de poser son verre de contact sur l’œil gauche lorsqu’il entendit Fabiola lui dire en espagnol – et c’était là la langue de ses déclarations les plus graves – : « Quand prends-tu ta retraite, mon chéri ? Bientôt Albert aura atteint l’âge de la pension et tu seras obligé de placer ce pauvre Philippe dans la même situation où tu t’es trouvé toi : sur un trône à vingt ans, autant dire privé de jeunesse ». Baudouin se sentit un peu vexé. N’avait-on pas souvent dit à son propos que les années n’avaient pas de prise sur lui ?

Il prit le ton de son vénéré grand-père pour lui répondre : « Ce n’est pas lorsque la Belgique traverse une passe difficile que je vais abandonner mes sujets. Attendons que la constitution soit réformée et que son application s’avère possible. Ensuite, je prendrai mes dispositions… » « Autant attendre la fin des travaux de la basilique de Koekelberg », répondit Fabiola. Baudouin savait que jamais elle ne se consolerait de voir que ce qui aurait dû être le plus prestigieux lieu du culte du pays n’était rien d’autre que le plus gigantesque épouvantail à moineaux du territoire. Lire la suite


Nous autres belgicains, pour ce qui est de la modestie, nous sommes imbattables. Cela dit sans l’ironie que l’on pourrait y voir. Sommes-nous conscients, par exemple, de compter parmi les plus féconds concepteurs de mythes du XXe siècle ? Avec nos moyens réduits et notre irréductible échelle artisanale, nous sommes les David de la créativité populaire, face au Goliath de Hollywood, s’entend. Certes, les créatures disneyennes ont massivement occupé le terrain, et continuent de le faire d’ailleurs, portées qu’elles sont par une machine de production dont les moyens de propagande sont illimités. Mais face à ce bombardement d’images, les fruits de notre imaginaire font plus que bonne figure.

La plupart de ces créatures « made in Belgium » qui se sont mises à envahir la mémoire et même l’inconscient collectifs sont nées sur la planche à dessin de quelques artistes qui tenaient, au départ, ces activités pour secondaires parce que strictement alimentaires. Joseph Gillain, par exemple, ce géant trop méconnu de la BD belge, se considérait d’abord comme un peintre, et se désolait presque que la notoriété lui soit venue d’un volet moins noble (à ses yeux du moins) de sa créativité. Sous le nom de Jijé, il donna vie à Jerry Spring, à Blondin et Cirage, à Jean Valhardi. Quel apport insigne au huitième art ! Ses pairs le vénéraient comme un maître : ils s’appelaient Morris, Franquin, Will, et eux-mêmes furent aussi de fameux mythothètes, si l’on peut se permettre ce néologisme forgé sur le modèle du logothète cher à Roland Barthes. Lucky Luke, le Marsupilami ou Gaston Lagaffe, même Tif et Tondu sont fichés dans nos souvenirs de premières lectures, ont structuré notre vision du monde. Ils ont conquis un immense public au départ d’une rampe de lancement située rue Jules Destrée à Marcinelle. Charles Dupuis, l’éditeur qui veillait aux destinées du journal de Spirou, vient de disparaître. Il a eu droit aux hommages de Richard Miller, le ministre des Arts et des lettres et écrivain qui d’ailleurs figure au sommaire de ce numéro, et il les avait bien mérités ! Lire la suite


Géniaux, mais avec de trop courtes jambes ! C’est ainsi que Louis-Paul Boon interpellait ses compatriotes flamands, dans les années cinquante. Que voulait-il dire exactement ? Boon est un écrivain de première grandeur, qui se fit plus souvent qu’à son tour l’imprécateur de sa communauté. Nous le connaissons surtout par le livre « Daens », qui inspira le film que l’on sait. Boon n’était pas croyant, mais il admirait ce prêtre ouvrier avant la lettre, qui avait œuvré à Alost, la ville proche de son village d’Erembodegem. L’engagement du père Daens le touchait profondément, parce qu’il était profondément engagé lui-même.

Après avoir été rédacteur au « Rode Vaan », le quotidien communiste flamand, il collabora durant des décennies au journal socialiste « Vooruit », où il signait de petits éditos poético-sarcastiques, virulents et tendres, d’un pseudonyme qui lui ressemblait, Boontje, ce qui veut dire petit haricot, mais renvoie aussi à l’adorable expression « een boontje hebben voor iemand », qui veut dire qu’on est amoureux de quelqu’un. Boon avait sûrement un petit haricot pour la Flande, mais ça ne l’empêchait pas de lui dire plus souvent qu’à son tour sa façon de penser. Et une des manières qu’il avait de secouer les Flamands, était d’admettre qu’ils étaient géniaux, sûrement, mais qu’ils avaient de trop courtes jambes… Il ne s’excluait d’ailleurs pas du nombre, bien entendu. Lire la suite


La pierre d’achoppement, c’est-à-dire le scandale, puisqu’il s’agit de la même chose. Pour intituler une de ses pièces, qui pourtant ne portait pas sur le thème de ce numéro, connu de lui cependant comme de personne, René Kalisky choisit « Skandalon », le mot grec qui désigne l’obstacle sur lequel l’homme trébuche et manque de s’effondrer. Peut-être avait-il en tête cette idée fixe qui ne le quitta jamais, et à laquelle il consacra ce livre inclassable qu’il appela « L’impossible royaume » : sous une forme qui tenait à la fois du roman et de l’essai, il posait la question de la légitimité de l’État d’Israël. En prenant le risque de l’immanence, ses fondateurs ne s’exposaient-iuls pas surtout à la trahison de leurs idéaux ? Une terre promise se protège-t-elle de barbelés, s’arme-t-elle jusqu’aux dents, se refuse-t-elle au partage ? Vingt ans après sa mort, René Kalisky nous manque plus que jamais. Il aurait été, sans doute, le premier à vouloir être à bord de ce frêle esquif de textes face à l’histoire déferlante.

Le scandale, durant les semaines d’affrontement autour de la Basilique de la Nativité, était partout. Et d’abord dans les cœurs et les mémoires. Quelque chose survenait qui ne pouvait pas se limiter à la banalité terne et révoltante des images d’actualité. On ne regardait pas les écrans broyeurs du quotidien sans une douloureuse incrédulité, on n’écoutait pas les commentaires vidés de tout sens sans une déprimante consternation. Mais qu’aurait-on dû montrer au lieu de ces plans insipides qui semblaient prélevés dans des stocks d’archives glanés n’importe où ? Que pouvait-on proférer d’autre que les propos nivelants qui ramenaient l’inconcevable au niveau du fait divers ordinaire ? Là, pour le coup, l’universel reportage avouait des carences, exhibait des insuffisances criantes. Il s’agissait d’autre chose que de manœuvres de chars dans une ruelle de Bethléem, localité de Cisjordanie (24 000 habitants), occupée par Israël depuis le Guerre de Six Jours. Mais de quoi s’agissait-il exactement ? Tenter de le dire, c’était brasser des millénaires d’humanité, convoquer une kyrielle de légendes, passer en revue quelques visions du monde, invoquer Dieu dans tous ses états. Lire la suite


On lui rouvre la porte et il envahit tout. Le bicentenaire de Victor Hugo prend des proportions qu’aucune commémoration de ce genre n’a connue, semble-t-il. Et si l’ampleur de cette reconnaissance était à la mesure d’une singulière occultation ? Et si Hugo, en fait, avait été dissimulé dans les drapés de sa gloire ? Certes, il était le géant des lettres, le seul écrivain auquel les aliénés, notoirement, s’identifient, comme Napoléon est le politique qui peuple le plus les asiles. Il est un prototype, un archétype. L’auteur par excellence, celui par qui tous les types d’œuvre arrivent. On l’a assez dit : Hugo est un décathlonien des lettres : tout lui réussit, rien ne lui échappe. Et lorsqu’il se repose de l’écriture, il se met à dessiner, et c’est tout aussi magnifique.

Il est ce « visiteur encombrant », comme dit Jean-Pol Baras à propos de son séjour en Belgique. Mais c’est de son séjour sur la terre que l’on peut tout aussi bien parler. Tout ce qu’il aborde, il le transforme et le transfigure, le chargeant d’une vision qui, peu à peu, s’est mise à animer, à irriguer son œuvre tout entière, dont l’évolution est ascensionnelle. Car lorsque l’on s’efforce de la considérer dans son ensemble, ce qui ne peut se faire que superficiellement, l’on est frappé par la sûreté croissante d’une pensée qui se consolide et se renforce, et va dans le sens d’une conquête par l’homme de son autonomie et de sa dignité. C’est ainsi qu’en 1859 il fait résonner les derniers vers du « Satyre », dans La Légende des Siècles : « Place à l’atome saint, qui brûle et qui ruisselle ! / Place au rayonnement de l’âme universelle ! / Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit. / Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit ! » Et la suite va poursuivre cet appel prodigieux à l’émancipation, qui fait de Hugo, tout baroque et fantasmatique qu’il soit, le prolongement des Lumières. Lire la suite


Nous ne regardons plus le ciel de la même façon. Le ciel, par-dessus les toits. Qu’un avion le sillonne, il nous semble un engin de mort possible, qui choisir, délibérément, criminellement, de choir sur la ville. Si une bâtisse se hisse par-dessus les autres, nous ne la voyons plus comme un défi à l’altitude, nous ne la percevons plus comme une tentative de gratter le ciel, mais comme une cible possible, une stèle immense où un gigantesque projectile peut venir se ficher…

Et « nous », pour une fois, n’est pas une extension abusive du sujet. Ce nous a englobé, en un rien de temps, une immense part d’humanité. D’abord incrédule, puis horrifiée et fascinée, enfin hébétée et affligée. Le 11 septembre, l’histoire s’est donnée en spectacle en cassant la baraque. Elle a pulvérisé les records de recette, elle a joué à bureaux fermés. S’attachant au plus fort concentré d’opérations économiques au monde, elle a, littéralement, arrêté d’innombrables transactions. D’ailleurs, la Bourse de New York, cet organe vital de la planète, s’est, un temps interrompue, comme un cœur qui cesse de battre. Et des bureaux par milliers ont été fermés, mais à tout jamais, quand ils n’ont pas été complètement détruits, jusqu’à la dernière souris. Lire la suite


On était en plein été, il y a dix ans de cela, et tandis que la plupart des Occidentaux, en ce mois d’août particulièrement clément, savouraient le décalage oisif des vacances, le Président de l’Union Soviétique faisait l’objet d’un putsch. Il s’en remit peu de jours plus tard, mais dès lors ses jours à la tête de l’empire étaient comptés.

En Lettonie, on n’avait pas tardé à tirer les conséquences de l’événement. Les dangers étant trop grands que l’on en revînt à la ligne dure d’avant la perestroïka, on se hâta, le lendemain de la mise sous surveillance de Gorbatchev dans sa datcha, de se proclamer indépendants. La nouvelle ne fit pas grand bruit. Il faut dire que depuis bientôt deux ans, on ne savait plus où donner de la tête. La carte de l’Est de l’Europe devait être redessinée semaine après semaine. Depuis la chute du mur de Berlin, dont personne n’avait osé prévoir l’effondrement sous la forme qu’il finit par prendre, les téléspectateurs étaient un peu blasés. Vivre l’histoire du monde à la petite semaine, voire au jour le jour, finit par émousser la sensibilité aux événements. Si la prise de la Bastille avait été filmée en direct par CNN, aurait-elle à ce point marqué les esprits ? Certainement pas. Elle n’aurait d’ailleurs pas occupé un long temps d’antenne : l’équivalent tout au plus de ce que l’on consacre aujourd’hui à une mutinerie dans une prison… Lire la suite


Quel fut exactement l’impact de ce livre étrange au moment de sa parution ? On peut gager qu’il eut le destin des ouvrages savants : il fit quelques remous dans la profession, il intéressa les curieux, dut alimenter la rumeur dans les cercles mondains qui se piquaient de science. Furent-ils nombreux, ceux qui mesurèrent que venait de paraître l’une des plus lumineuses percées dans le fonctionnement de notre vie intérieure ?

Cette « Psychopathologie des Alltaglebens » parut donc il y a exactement cent ans, à l’aube de ce siècle que nous venons à peine de quitter. Il y a déjà dans ce titre, qui confronte une notion médicale, la psychopathologie, à la désignation de la banalité de nos jours, cette fameuse « vie quotidienne », comme un choc poétique : Freud a dû mesurer cette collision du clinique et de l’ordinaire, cette contradiction volontaire, en grand écrivain qu’il était. Au fond, dans cette étude, il y insiste d’ailleurs, il ne se penche pas sur des maux majeurs, ils veut plutôt montrer que dans qu’il y ait de quoi s’inquiéter, sans qu’il faille en appeler à la médecine, fût-elle de l’âme, nous sommes sans cesse en proie à des phénomènes minuscules, à de petites dérèglements qui indiquent que l’inconscient, ce continent qu’il s’est ingénié à explorer, se livre à ses dérives. Lire la suite


Chaque jour qui passe exclut une espèce animale du menu des humains. Comme si un cycle s’interrompait, qu’il était dit que désormais le vivant ne nourrirait plus le vivant, le vif ne saisirait plus le vif. Une grand-peur gagne les esprits, d’autant plus prégnante qu’elle passe par les corps, et par le mystère de leur fonctionnement interne. Mystère largement éclairci par le savoir, mais la divulgation, toujours incomplète, ne donne que davantage le vertige. La connaissance chèrement acquise révèle qu’au-delà de ce qui est su se cache ce qui reste indéfiniment à découvrir. Et c’est ainsi que le sol semble se dérober sous les pas. Comment se fier au plancher des vaches, si les vaches elles-mêmes ne sont plus fiables ?

D’autant qu’elles n’en peuvent mais, ces pauvres ruminantes. On leur a donné à mâcher ce dont elles n’ont jamais eu le goût, ce qu’elles se seraient bien gardées de happer elles-mêmes. Ah, si le vœu des fabulistes s’était réalisé, si elles avaient été douées de la parole ! À quels réquisitoires aurions-nous eu droit ! À quand un nouveau roman de renard, où se ferait le procès, avec éloquentes bêtes à la barre, de la folie et de l’hypocrisie humaines ? Lire la suite