On dit de William qu’il est l’écrivain des ténèbres comme le confirme, d’année en année, chacun de ses romans. Il les écrit dans le bunker qu’il a restauré et aménagé à Saint-Idesbald face à la mer du Nord. Chaque jour, à marée basse, il effectue de longues marches à la lisière des vagues. Il aime à arpenter les vastes étendues de sable au-delà de la frontière séparant la Belgique de la France. Il se laisse aller au plus loin que sa rêverie le porte. Lorsqu’il se promène ainsi il songe à son métier, à tous ces « articles », en réalité des nouvelles puisqu’il s’agit de fiction, qu’il s’acharne à écrire, persuadé qu’en racontant le quotidien, il sensibilisera dans la France d’en haut celles et ceux qui décident du destin de chacun. Il se persuade qu’il parviendra à arracher aux encriers les mots, les phrases, les constructions de l’imaginaire qui dévoilent les zones d’ombre et éclairent, comme des torchères tremblantes, les cavernes de la conscience. Plonger la plume d’or et d’acier du stylo dans le sang, dans les viscères tourmentés, y fouailler dans chaque méandre obscur et visqueux, en arracher plaintes, cris, pleurs qui s’y dissimulaient ; sur les parois du crâne, là où cela cogne, là au bord de l’éclatement, des terres tremblent, des continents entiers sont prêts à se détacher de leur socle terrestre et de précipiter des falaises de glaces, de terre, de craie dans la nuit des abysses océanes. C’est cela que raconte William et qui le hante et que la mer ne console ni efface. Lire la suite


Jamais je n’oublierai cet instant où, dans la foule des visiteurs du salon de l’automobile qui venait d’ouvrir ses portes à Bruxelles en 1958, j’ai lâché la main de papa. J’allais avoir quatre ans. Papa ne s’était jamais intéressé ni à la mécanique, ni à la mode, ni à ce qui réunissait ces deux « bêtises » comme il disait, les nouveautés dans le monde de la voiture. Son garagiste, devant l’état de délabrement de sa vieille Peugeot, l’avait tout de même décidé à se rendre dans les palais d’exposition où les dernières innovations et les derniers modèles de l’industrie automobile étaient réunis. Comme c’était l’année de l’Expo, les constructeurs avaient mis les petits plats dans les grands et le Salon était aussi exceptionnel que l’Expo était universelle. Lire la suite


Longtemps j’ai assailli de questions mon grand-père Marcellin. Savoir que ce vieillard avait été un héros de la Grande Guerre, comme en attestait un diplôme décoré de lions vainqueurs et de pièces d’artillerie pointées vers un ciel d’orage, piquait ma curiosité. Le certificat était accroché dans « la pièce de devant », celle où, dans les maisons ouvrières, personne n’allait jamais hormis aux grandes occasions que sont les funérailles et les naissances.

Enfant, j’aimais m’y réfugier. Ma rêverie se nourrissait de la pénombre pailletée de poussières, de l’odeur acidulée de la cire et du vacarme intermittent des rares voitures qui faisaient trembler les vitres à leur passage. Je m’asseyais au piano, essayant d’imaginer les musiques qui y naissaient sous les doigts de maman lorsqu’elle était petite fille et se trouvait à l’endroit où je me tenais. Mais les lions m’intriguaient alors davantage que de connaître les circonstances de la mort d’une jeune femme dont je ne gardais alors aucun souvenir ni aucune image. Lire la suite


La crise dure depuis des années. Dix, douze ? Plus personne ne sait. Plus personne ne compte. Au début on s’étonnait du nombre de jours que traversait le petit royaume sans autre gouvernement que celui qui avait été désavoué par les élections. Puis on s’est inquiété du nombre de semaines. Puis on s’est indigné du nombre de mois. Enfin, on a renoncé à compter le nombre des années.

Le souverain ne quitte plus son château. Il y a convoqué des cohortes de sages qui se succèdent au chevet de la fragile démocratie dont, roi aussi peu élu que le gouvernement en affaires courantes, il est paradoxalement le dernier garant. Il a essayé toutes les martingales, tous les arcs-en-ciel, toutes les palettes. Il a avalé des couleuvres, reçu des vipères, affamé des boas.

À la fin, il avait renoncé à lire la presse, les essais politiques, les analyses économiques, les projections crispées des analystes chauves. Son seul repos, il le trouvait dans la lecture des romans d’aventure qui, débordant des rayonnages des bibliothèques, jonchaient à présent les salons du palais. Lire la suite


Je n’avais jamais vu mon père pleurer.

Rire oui. Avoir des fous rires aussi. Qu’il ne pouvait pas contenir. Il était tellement secoué qu’il devait se tenir les côtes. Ça fait mal ! s’esclaffait-il par hoquets. Je l’avais vu se mettre en colère aussi. Dans ces cas-là, il valait mieux se mettre à l’abri et attendre que l’orage passe.

Il n’avait même pas pleuré quand maman est morte. En tout cas, pas devant moi, ni devant personne d’ailleurs. Je garde le souvenir de ce qu’il m’avait dit alors, comme s’il voulait que je comprenne pourquoi il ne manifestait pas de chagrin, comme s’il avait peur que je pense qu’il n’aimait pas maman. Il s’est agenouillé pour que son visage soit à hauteur du mien, que ses yeux soient bien près des miens. Tu sais, Idesbald, elle avait tellement mal que le Bon Dieu a eu pitié d’elle et est venu fermer ses yeux. Lire la suite


À la frontière franco-belge. Sur le parking routier, un combi de la police fédérale belge est garé en travers d’un long attelage composé d’une caravane familiale et d’une Star Chief rouge vif. Assis sur un assemblage de parpaings, un vieil homme observe sa famille éparpillée sur le bitume : trois jeunes enfants, deux femmes, deux hommes. Toute sa famille est réunie au milieu de nulle part dans la chaleur nauséabonde de ce parking où s’allient, pour le rendre plus détestable encore, les relents de mazout, d’asphalte, de graillon, d’urine. Lire la suite


Ferdinand rangea la 403 entre deux 4×4 dont les pare-buffles reflétaient une image tubulaire de la place du Grand-Sablon. Ferdinand forma le vœu que les chasseurs de fauves qui envahissaient le centre historique de Bruxelles dans de tels équipages auraient assez de dextérité pour ne pas arracher la tôle rouillée du capot de la Peugeot. Ferdinand se rassura : le lion emblématique de la marque, babines retroussées sur des mâchoires féroces, veillerait au grain. Puis, il marmonna : « Bah ! Ceci a-t-il vraiment de l’importance aujourd’hui ? »

Aujourd’hui, mercredi 8 mai 2019. Fête de l’Iris, Fête de Bruxelles, l’ancienne capitale de l’Europe dont on célébrait naguère la « Saint-Schuman », le lendemain,
9 mai. Ferdinand se souvient des premières célébrations commémorant la signature, en 1957, du Traité de Rome, celui qui a donné naissance à l’UE, initiales aussi bien de l’Union que de l’Utopie européenne. C’était au siècle passé. C’était au millénaire passé. Et cela avait l’air si vieux, si rouillé, autant que la Peugeot, sortie la même année des chaînes de montage. Lire la suite


Au moment de vider le contenu de la corbeille à papier dans le container jaune de mon chariot, un objet abandonné sur un des bancs de la sortie 12 a attiré mon regard. D’habitude, je préfère attarder ma rêverie sur le mouvement des voyageurs en partance et du personnel affairé dans le hall de l’aéroport. J’observe la hâte oppressée des retardataires, la silhouette nonchalante des femmes devant les vitrines des boutiques hors taxes, la fébrilité des enfants joueurs sur le tapis roulant.

Je soulevais la corbeille placée à proximité des portes coulissantes de la douane, l’ultime contrôle avant d’entrer sur le sol national lorsque je vois ce qui de loin pouvait ressembler à une boîte de chocolats.

Hermann, le chef d’équipe « technicien de plateau » ne m’a pas à la bonne. Je sais qu’à la moindre faute, mon compte sera bon.

Il ne m’aime pas.

Je ne l’aime pas. Lire la suite


06 h 45

Annonce

L’invité de Jean-Pierre Jacqmin n’est ni un politique, ni un économiste, ni un juriste, ni un chef d’entreprise, ni un philosophe. Pourtant, c’est lui qui a inventé les mécanismes qui ont évité l’explosion de la Belgique. Son nom ne vous dira rien. Il n’appartient pas à la médiasphère. C’est un homme de l’ombre, mais il appartient à ce que l’on appelle dorénavant la néo-gouvernance. Un mouvement humaniste qui commence à intéresser les grandes organisations internationales. L’ONU, le FMI, l’OMC s’intéressent aux travaux de notre compatriote… Une personnalité à découvrir. Dans un quart d’heure sur Matin Première… Lire la suite


Je n’oublierai jamais le 10 mars 2008.

C’était un lundi. La société des pompes funèbres avait fixé la réunion au cimetière à onze heures. Je me trouvais à l’entrée du cimetière trop tôt. Toujours cette peur d’être en retard. Pas une peur, une angoisse plutôt. Pas de manquer de courtoisie, non… angoisse de ne pas être attendu.

Heureusement, l’avion n’avait pas eu de retard. À Zaventem, je m’étais engouffré dans le premier train vers Mons. À Braine-le-Comte, j’ai pris la correspondance vers Écaussinnes. Je n’avais plus mis les pieds en Belgique depuis mon départ pour l’Afrique, il y a trente ans. Je m’étais désintéressé du « Petit Royaume », de ses disputes communautaires, de ses complexités institutionnelles auxquelles seuls y comprenaient encore quelque chose d’éminents spécialistes en droit ou en procédures. Lire la suite