Pour le hérisson d’Élohim

On l’appelait « le vieux », ou alors, ceux qui se souvenaient de son nom, « Monsieur Élohim », ou encore, et c’était toujours avec la mauvaise haleine du mépris, « l’homme ».

Chaque année, au début de septembre, on le voyait revenir au village. Les fermiers au volant de leurs convois agricoles lançaient en le croisant le beuglement de leurs sirènes. Certains frôlaient l’homme en arrivant à sa hauteur, mais il ne déviait pas d’un millimètre la trajectoire du caddie qu’il poussait devant lui. Cette année-là, il arriva au couchant. Le soleil allongeait sur la route l’ombre de l’homme courbé sur la charrette. Il ne regardait pas aussi loin, l’homme. Son regard était rivé sur les cartons qui se dressaient aux flancs du chariot, sur les sachets de plastique accrochés par des nœuds comme des défenses de caoutchouc que les marins disposent sur la coque des bateaux, sur le nylon taché de son sac de couchage. Il l’avait déployé pour l’aérer et le sécher, sur les vestiges de sa vie : une boîte de craie, une éponge, une latte de bois graduée, une règle de même longueur aux extrémités protégées par des coins métalliques et trois manuels scolaires : Morale, Géographie, Histoire. À l’abri d’un sac étanche, il conservait aussi une boîte d’allumettes, un peu de bois sec et des journaux pour allumer le feu quand il s’abritait pour la nuit. Pour le reste, son caddy se remplissait et se vidait au fil des aubaines rencontrées et des jours survécus. Dans son manteau, un de ces longs vêtements dont les pans se soulevaient au passage des voitures, il avait fixé à une chaînette une longue clé rouillée. Chaque fois qu’il s’arrêtait pour reprendre son souffle, il ne pouvait s’empêcher de la sortir, de la regarder, ou simplement, en enfonçant la main dans sa poche, bien vérifier qu’elle ne s’était pas détachée. Lire la suite


Dans la Ville Lumière, un fauve efflanqué suit l’ombre de son dos voûté que le soleil de l’après-midi projette sur le trottoir.

Il a quarante-six ans. Il en paraît soixante. Il appartient au genre humain.

Il s’appelle Paul. Lire la suite



Ce soir-là, avant de rentrer, Samir acheta un petit bouquet de muguet. Il allait l’offrir à sa femme, Leila. C’était leur anniversaire de mariage. Quarante ans de vie commune. Trente ans qu’ils s’étaient installés à Paris. Trente ans qu’ils avaient fui les ruines de Beyrouth.

Il savait qu’il la retrouverait assise devant la fenêtre, à l’exact endroit où il l’avait laissée ce matin. Il dépose son sac de maçon sur la table de la cuisine. Il va vers l’évier. Se lave les mains au savon de Marseille. Prend bien soin de brosser le ciment qui s’incruste sous les ongles et dans les cals des mains. Il prend un verre à thé et il y dispose les brins de muguet. Comme cela lui semble un peu chiche comme bouquet, il y ajoute une branche de menthe, puis une de basilic. Lire la suite


Cette année-là, chaque jour de la semaine, j’empruntai pour rejoindre l’école un train qui faisait halte au quai numéro quatre de la Gare Centrale. Il s’immobilisait dans le frémissement du wagon et la plainte des roues dont les souterrains amplifiaient la langueur et devaient faire trembler Bruxelles. Comme des fantômes, les passagers, arrivés à destination, disposaient de quelques minutes pour descendre et céder la place à ceux qui débutaient ici leur voyage.

Enfant solitaire, je me tenais toujours à la même place, du même wagon toujours vide, en queue de convoi. Le front appuyé sur la vitre, je rêvassais comme tous les gamins ensommeillés qui auraient vendu leur âme pour quelques secondes de plus à languir, au fond de leur lit, dans la tiédeur de l’aube paresseuse. Lire la suite


Dans une nuit sombre et mouillée, un de ces vieux hommes qui ont l’air d’une ruine ambulante et d’un paquet de guenilles vivantes s’est étendu au pied d’un mur décrépit. Il lève ses yeux reconnaissants vers le ciel sans étoiles, et s’écrie : « Je vous bénis, mon Dieu, qui m’avez donné ce mur pour m’abriter et cette natte pour me couvrir ! » Comme tous les déshérités harcelés par la douleur, ce brave homme n’est pas difficile, et il fait volontiers crédit du reste au Tout-Puissant.

Curiosités esthétiques, Charles B.

Dans la périphérie des grandes villes, le long des voies de chemin de fer, les voyageurs dont le visage s’appuie à la vitre du wagon, voient défiler des cabanes éparpillées en de minuscules jardins plantés de légumes, d’herbes aromatiques ou de fleurs.

Aux heures matinales de l’été, ces voyageurs encore endormis se disent sans doute qu’il doit être agréable de se distraire du labeur quotidien en labourant quelques mètres carrés de terre pour y faire pousser ce qui agrémentera un saladier ou un vase, le moment venu. Il leur arrive même de penser que ce sont eux qui se trouvent du mauvais côté de la vitre, eux que le convoi ferroviaire emmène dans l’usine ou le bureau, où ils tueront le temps à côté du collègue grincheux et râleront comme lui de la longueur des semaines. Lire la suite


À Huiskerque, une maison en miniature monte la garde sur le chemin pavé qui conduit les automobilistes familiers de ce raccourci à travers les dunes et les champs d’asperges.

Les habitants de la région l’appellent le « Pavillon des Douanes ». Grand-Père y a occupé la fonction de garde frontière entre la France et la Belgique, pendant toute sa carrière.

« J’ai été nommé le jour du grand Krach !, que le Grand Cric me croque… ! » s’esclaffait-il lorsque, enfant, je lui demandais de me raconter l’histoire de sa vie. Il m’emmenait alors par les anciens chemins de contrebande jusqu’à sa « deuxième maison ». C’est ainsi qu’il désignait le Pavillon des Douanes.

Arrivé à l’âge de la retraite, il transmit le poste à un jeune collègue boutonneux et arrogant. La nouvelle recrue écouta distraitement les dernières recommandations de Grand- Père. Dès que celui-ci prit congé, il s’affala sur la chaise, négligeant ainsi le premier conseil du vieil homme : la vigilance de chaque instant. Lire la suite


—Original Message —

From : nioman.pandhawa@brutele.be

Sent : Thursday, September 18, 2030 4 :24 PM

To : mangkunegara.sindusawarno@indonesianet.indo

Cc :

Subject : Message pour Grand-Père

Importance : High

 

Bruxelles, le 18 septembre 2030

À l’attention de M. Sindusawarno

Butigndi, Indonésie

Selamat Pagi ! Bonjour, cher ami et voisin de mon Grand-Père. Puis-je à nouveau solliciter ta grande gentillesse et te prier de lui rendre visite pour lui donner lecture de cette lettre que je lui adresse. Sachant que ta réponse sera positive, je t’adresse déjà mon plus chaleureux salut depuis la Belgique où je suis à présent installée, comme tu le sais. Lire la suite


Extrait des Chroniques de l’Abbaye des Sables à Saint-Idesbald

Daté de l’An de Grâce 1605

Dernier jour de janvier. Grand froid.

J’en suis persuadé : notre vénéré patron Idesbald aurait apprécié au plus haut degré le visiteur que l’Abbaye des Sables a accueilli pendant ces deux derniers mois de l’an de grâce 1604.

Au moment de rédiger cette page de notre humble vie quotidienne, mon regard se distrait du labeur de scribe dont j’ai la responsabilité au sein de notre communauté moniale.

Chaque jour, il me revient de narrer les événements survenus la veille. Mais ce matin, je ne parviens pas à concentrer mon attention sur le livre de nos chroniques. Lire la suite


Puis-je suggérer de laisser en blanc la partie de la revue consacrée à « Dutroux, au fond ». Ce serait non pas une manière de repli frileux, mais une façon d’exprimer l’inexprimable.