Nulle nuit nest si longue que le jour ne la suive.

Macbeth

1603. William court dans les rues de Londres. Il a mal. Son cœur lui donne l’impression de gonfler dans sa poitrine, de toucher sa peau pour le faire éclater de l’intérieur. Il marche à grands pas, trébuche, les bras tendus. Il fait noir mais il préfère l’obscurité aux lueurs qui, de temps à autre, déchirent le voile du réel et lui offrent une vision d’enfer. Courir, ne pas regarder ces hommes et ces femmes à la peau noircie, grelottant au bord du tombeau. Courir vers le théâtre, se concentrer sur les visions qui colorent son univers intime. Lire la suite


Assis sur un banc de la Queenswalk, à quelques pas du Globe, le lieutenant Malcom Siward laissait errer son regard sur la City, amarrée comme une escadre de l’autre côté du fleuve. Le gris du ciel s’identifiait tellement à celui de la Tamise que Londres semblait suspendue dans l’espace. Par-dessous, le niveau de la marée traçait une ligne horizontale qui apaisait le désordre des tours, clochers, dômes et campaniles. Seuls paraissaient incongrus ces buildings rassemblés à sa droite, sans doute dessinés sur des sous-bocks, dans un pub du Westend, par des architectes passablement éméchés. Hormis cette touche d’humour d’un goût presque douteux, il se dégageait de l’ensemble une impression de puissance paisible qui ne laissait rien deviner de l’intense activité qui régnait là-bas. Lire la suite


Les nuages étaient bas et s’étripaient aux cheminées pour glisser lentement jusque dans le cœur des hommes. Des femmes voilées, de plus en plus noires, passaient comme des reproches au peu de gaieté qui traînait encore dans les rues. Partout, ça grommelait, ça crachait par terre, ça jurait à chaque pas, quelque chose de profondément triste prenait pied.

Il y avait dans le pays des goûts de meurtre et d’abandon, les élections n’y pouvaient rien, les débats s’épuisaient dans des  concessions bien-pensantes, chacun respectait l’autre et le mépris s’entendait derrière chaque rond de jambe. Les affaires allaient mal, les hommes voyaient la misère se rapprocher et rien ne pourrait les mettre à l’abri, si ce n’est la décision nette et sans ambages de se trahir jusqu’au plus intime. Ils le savaient et c’est dans la fascination de leur abandon qu’ils vivaient. Lire la suite


En cet automne 1604, l’auteur nommé Shakespeare est la coqueluche de Londres. Il n’a pas quarante ans, mais il a déjà quelques exploits à son actif. Ses pièces ont fait des tabacs, dans tous les genres. Ses comédies ont diverti, ses pièces historiques ont rafraîchi les mémoires, et puis surtout deux tragédies ont fait courir les foules vers le théâtre en forme de tour de bois dont il est le principal pourvoyeur en textes, sur la rive sud de la Tamise. L’une, « Roméo et Juliette », a touché jeunes et vieux, il n’y a pas plus captivant qu’une belle histoire d’amour et de mort, et les spectateurs ont été émus aux larmes par cette histoire de deux tendrons qui s’adorent alors que leurs clans se honnissent. Il suffit alors d’en rajouter dans le registre des hasards contraires, et le public se pâme. Shakespeare n’a pas toujours une vision aussi fervente de l’amour, mais avec ces jouvenceaux de Vérone, il en a remis dans le registre de la passion absolue, et c’était visiblement ce que le public attendait.

Avec « Hamlet », il les a secoués d’une autre façon. Il y a de l’amour aussi dans cette histoire, mais il est plus trivial. Claudius et Gertrude sont allés jusqu’au crime pour assouvir leur attirance physique, et cela crève les yeux d’Hamlet, éperdu d’attachement œdipien pour sa mère : il en déduit que les femmes sont frivoles, toutes, y compris sa petite fiancée Ophélie, qu’il traite de traînée, et qui finira par se noyer de désespoir. Dans cette tragédie-là, il s’est investi pleinement, jusqu’à accepter, lui qui n’aime pas trop apparaître sur scène, de jouer le spectre du père vengeur. Il est vrai qu’il était dissimulé sous une armure, ce qui permettait, de plus, de rendre sa voix méconnaissable… Lire la suite


1

C’est beau, un cimetière, la nuit.

Les sépultures ont une grandeur d’éternité. Aucun pied ne foule les allées. Est-ce le clair de lune, est-ce l’obscurité, la température, ou une combinaison des trois ?

Toujours est-il qu’en ces lieux, la brume est chez elle, cette nuit encore.

Grise et ouateuse, elle lévite à ras du sol, enrobe les résidents à la manière d’un linceul collectif, s’enroule autour des branches, s’amasse autour des pierres. Dont celle-ci, marbre anthracite dépourvu de fioritures, veillant au repos d’un certain William Shakespeare, 1969 – 2014.

Pendant un moment, le brouillard stagne au-dessus de la tombe. Puis il s’emballe, se partage en son milieu, comme s’il reculait face à un coup de vent, ou comme si un corps venait de le traverser de part en part – ce qui est bien entendu impossible, puisque, répétons-le, nul vivant ne rompt cette nuit le sommeil des morts. Reste que la brume s’est bel et bien divisée devant la tombe de William Shakespeare. Lire la suite