Dans les rues d’El Jadida, un jeune Maure qui croit à l’amour s’avance, le cœur battant la chamade, il se rend à son premier rendez-vous amoureux aux remparts de la ville, Aïcha, celle qui porte le même nom que la femme du prophète, la plus belle, sauvage dans sa douceur, humble et révoltée comme une pouliche, l’attend à la Porte de la Mer, jamais Othello n’avait deviné qu’Aïcha l’aimait en secret depuis des jours et des jours, qu’elle attendait chaque soir qu’il passe afin de ressentir en elle un trouble délicieux, et cachée par son voile aux yeux des villageois mesquins, elle souriait à la naïveté du jeune garçon, qui ignorait, mais plus pour longtemps, qu’une femme le désirait, aussi lorsqu’Othello s’aperçut enfin que la plus belle d’El Jadida se trouvait régulièrement sur son chemin, oui, il rougit (les garçons ont moins d’audace que les filles en ce domaine, on le sait), Lire la suite


Tout un passé submerge, tout le passé débarque. Il prend les couleurs d’aujourd’hui, quelle que soit la vigueur des images qui furent, l’une cache l’autre ou mord sur la mise en page. Marmelade au passé présent.

L’arbre abattu a franchi le ruisseau.

Hitler, et les bras se lèvent. Staline, et les poings se nouent. Mao, et l’esprit se gèle. Quant aux sectes et aux croyances, elles se veulent dominantes, condamnent puis tuent. Dans le bruit et la vitesse, Shakespeare s’amplifie et l’on remplace l’assassin par la terreur diffuse. Elles étaient trois sorcières, ils sont tous kamikazes à l’infini et angoisse à chaque heure. Lire la suite


Il le fallait. La loi était pour nous. Depuis le temps qu’on nous le répète : les Juifs sont un corps étranger dans la France, quoi qu’ils fassent, ils ne seront jamais français, à l’exemple de ce Blum qui en accordant tous les droits aux crapuleux en casquette, a préparé la défaite de notre pays. Même lorsqu’ils cessent de se rendre à la synagogue, de manger casher, de se marier entre eux – car il leur arrive d’épouser nos propres filles, quand ce ne sont pas leurs filles qui épousent nos garçons ! –, ils restent juifs dans l’âme, et jamais du vrai sang français ne coulera dans leurs veines. L’exposition du Palais Berlitz a bien mis les choses au point, non seulement en nous apprenant à reconnaître les Juifs, mais en démontrant qu’ils étaient partout, dans les affaires, la politique, la presse, le cinéma, les arts, le théâtre, la chanson, et j’en passe. Avec l’obligation qui leur a été faite de porter l’étoile jaune, nous nous sommes sentis un peu plus tranquilles. Certains d’entre nous qui portaient des noms suspects – mais tous les Rosenberg, on le sait, ne sont pas juifs ! – ont pu obtenir un certificat de non-appartenance à la race juive du Commissariat général aux questions juives. Louis-Ferdinand Céline, l’un de nos plus grands écrivains, a eu bien raison d’écrire dans Les beaux draps que le Juif « a qu’une chose d’authentique au fond de sa substance d’ordure, c’est sa haine pour nous, son mépris, sa rage à nous faire crouler toujours plus bas en fosse commune ». Et aussi : « Ça serait prudence élémentaire, les Juifs absolument exclus, autrement c’est la catastrophe, c’est la culture aux abîmes, au reptilarium kabalique, aux gouffres de l’arrière-pensée ». Ah ! Ce n’était pas une belle âme, Céline, mais un vrai Français qui disait tout haut, et avec quel talent, ce que la majorité des Français, je veux dire des vrais Français, pensaient tout bas. Lire la suite


Tout se déglingua quand Louis perdit sa femme. Le couple se préparait à célébrer ses quarante ans de mariage, mais Fleurie décéda. Un joli prénom pour une épouse qu’il avait aimée avec passion dès leur première rencontre. Pourquoi avait-il fallu que ce cancer avec l’ablation d’un sein l’emportât si rapidement ? Deux mois à peine. Alors qu’ils venaient, elle et lui, de prendre leur pension. Ils avaient enseigné la littérature durant plus de trente ans dans le même établissement. Ils lisaient beaucoup, fréquentaient les théâtres. Comme ils n’étaient guère dépensiers et qu’un sou, pour eux, était un sou, ils avaient amassé un petit pactole qui, placé en banque, leur assurait, bon en mal an, des revenus intéressants. D’autant plus qu’au cours des dernières années, à la suite de la mort de leurs parents, des héritages avaient fortement gonflé leur bas de laine.

Fleurie et Louis s’adoraient. Ils avaient eu la chance de voir naître chez eux, coup sur coup, trois enfants. S’il se fût agi de garçons, ils les auraient sans doute appelés Athos, Porthos et Aramis, en raison de leur intérêt pour Dumas. Mais c’étaient trois filles. Comme ils étaient fous de Shakespaere et avaient assisté une demi-douzaine de fois à la représentation du Roi Lear, ils avaient prénommé leur progéniture : Goneril, Regane et Cordelia. Souvent, les filles leur avaient reproché de les avoir affublées de ces prénoms inhabituels dont on se moquait souvent. Lire la suite


George II : ô rage, ô désespoir, ô jeunesse ennemie ! Ai-je donc si peu vécu pour subir une telle avanie ! Mon père avant moi a subi cet affront et je devrais à présent boire au même calice !

Le fou : Vous remettre à boire serait-il sagesse ou folie ? Certains diront qu’il eût fallu ne jamais vous arrêter, et d’autres pleureront que vous sombriez à nouveau.

George II : Faites dire des messes, sortez les missels ! Ah, ce pays mérite mille morts de me traiter ainsi !

Le fou : Pour les morts, le compte est bon, et largement.

George II : Que sont donc ces bruits ? Et que sont ces gens ? Lire la suite


(Tragédie céleste)

Une grande pièce toute bleue. Des nuages à perte de vue.

Autour d’une table sur laquelle on distingue de grosses liasses de dollars, quatre hommes sont assis. Ils jouent aux cartes. L’un en face de l’autre, Othello et Lear. Au troisième côté, Macbeth. En face de lui, un petit homme aux cheveux bien peignés, qui sourit comme s’il regardait les anges.

Le petit homme tient en main une carte qu’il hésite à abattre sur le tapis.

Lear : Eh ! bien, quoi ? C’est à toi. Lire la suite


1. Je retrouve dans mon agenda de 2003, à la date du 8 septembre, l’indication suivante : 15b. Sophiënstrasse, 34. Muscat. Ces quatre mots me replongent dans la saison des rois Lear.

2. Il y avait eu une grève des postes. La masse des lettres en souffrance est arrivée d’un seul coup. Les enveloppes de tous formats gisaient sur le parquet. On s’est assis pour les trier, ma femme et moi ; elle avec un certain effort. Elle a repéré tout de suite une lettre au timbre exotique. Elle l’a posée sur son ventre. Elle a enfoncé sous le rabat la pointe bleue du coupe-papier.

3. À 80 ans, qui était pour elle la force de l’âge, Tante Lisa, la dernière sœur encore en vie de mon père, convoquait ses neveux et petits-neveux à Aachen, capitale de son empire des nuages. Elle avait une communication à leur faire. Le rendez-vous était fixé au lendemain.

Tante Lisa n’était pour moi qu’un nom. Je ne l’avais plus vue depuis ma communion solennelle. Le seul mot qui faisait déclic dans mon esprit était celui d’Aachen, au dos de la lettre tombée des nues. Ce nom, je le reconnaissais, sous son filtre germanique. Aix-la-Chapelle. J’y avais été en 1982 ou 83, visiter le tombeau millénaire de l’Empereur. Lire la suite



Celui qui ne sait pas, et qui croit qu’il sait, fuis-le.

Celui qui ne sait pas, et qui sait ce qu’il ne sait pas, éduque-le.

Celui qui sait, mais qui ne sait pas qu’il sait, éveille-le.

Celui qui sait, et qui sait qu’il sait, suis-le.

Proverbe chinois

Archibald Dumbee marchait en serrant ses mandibules. Le col de son pardessus était levé, signe que quelque chose ne tournait pas rond. Sa petite moustache jaune faisait de légers mouvements ondulants, comme s’il achevait de sucer un berlingot périmé. Il s’arrêta devant la vitrine d’un chocolatier.

Ramener des pralines belges à Fanny.

Il soupira d’ennui et ses poings craquèrent dans ses poches. Fanny, rien que d’y penser, il ruminait sa frustration. Lire la suite


Exhumation d’une scène d’un Quarto pirate de Macbeth

Lande déserte ravagée par l’orage

Fléance, apostrophant les sorcières : Vous qui êtes plus que des femmes, moins que des déesses, vous qui vous emparez de l’esprit des hommes pour en diriger le cours, vous qui montez jusqu’à la lune pour parler aux étoiles, rendez-moi ce que vous m’avez ôté, celui qui m’a donné vie sans avoir eu le temps de m’apprendre l’usage du monde. Je ne suis plus celui que j’étais ; de n’avoir plus de père, je ne suis plus rien. Un fils sans père tombe hors des mains de la Fortune. Un fils sans père s’effarouche devant l’action et retourne aux mots qui creusent un berceau dans le bruit des siècles. Un fils sans père vous implore de faire revenir le jour où j’étais ce que j’étais. En ce moment, mon âme est plus noire que le ciel qui se déchire.

Première sorcière : Si Paddock s’appelle en réalité Graymalkin, le port du deuil, les lamentations d’un fils tournent au grotesque. Lire la suite