Un de mes livres de chevet est le Dictionnaire analogique de la langue française de Jean-Baptiste Prudence de Boissière, édité à Paris en 1862. Je n’arrête pas d’y puiser des bonheurs – bonheurs des mots, dans les mots, par les mots, autour des mots.

L’entrée colère se trouve entre coing et colique. Elle est, selon l’expression consacrée, une mine de renseignements utiles et de découvertes inattendues. En la lisant avec la plus grande attention, j’ai ainsi appris qu’Achille et Ajax étaient « cités pour leur colère » et que les colériques, les courroucés, les emportés, les enflammés, les impétueux, les outrés ou encore les prompts souffrent tous d’avertin, c’est-à-dire d’un « accès ridicule de colère ». Pourquoi « ridicule » ? Mon cher Jean-Baptiste ne le dit pas. Lire la suite


C’est par hasard que je suis tombé l’autre jour sur Gégé Muche. J’entrais chez mon boulanger et lui, il en sortait, une baguette emballée dans du papier de soie à la main. Cela faisait trente ans au moins qu’on ne s’était pas vus.

Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il n’avait pas changé car, bien entendu, tout le monde change, mais il avait l’air d’un fringant jeune homme, alors qu’il approchait comme moi de la cinquantaine.

On s’est jetés dans les bras l’un de l’autre, et je lui ai proposé d’aller prendre un verre. On s’est installés au Nouveau Pont, un café qui est à deux pas du pont Demany, de la station de métro Thieffry et du cours Saint-Michel. Malgré l’heure matinale (huit heures et quart), on a commandé un blanc sec de Touraine. Lire la suite


Philippe Guyot mit d’interminables minutes avant de comprendre que Caroline, sa femme, avait bel et bien pris l’ahurissante décision de se séparer de lui et de demander le divorce : c’était écrit à l’encre bleue, d’une belle écriture très propre et très lisible, dans la lettre qu’il avait reçue au courrier matinal, et ce n’était certainement pas une blague. Fût-ce une blague de mauvais goût.

Elle ne blaguait jamais, Caroline, elle n’était pas une rigolote. D’ailleurs, elle ne riait guère non plus, à peine si elle souriait de loin en loin – un sourire qui ressemblait le plus souvent à une moue de dépit, à une vilaine grimace. Mais rire ou pas, sourire ou pas, il l’avait aimée à la seconde même où il l’avait vue pour la toute première fois, lors d’un vernissage à la galerie La Pierre d’alun, et aujourd’hui, onze ans plus tard, aujourd’hui où le ciel lui tombait brusquement sur la tête, il l’aimait encore et toujours. Lire la suite


Il était une fois un homme qui ressemblait beaucoup à une femme et que ses géniteurs avaient appelé Dominique.

Déjà quand il était jeune, tout le monde se moquait de lui. Les uns le prenaient pour une fille, les autres pour un garçon. Ceux qui le prenaient pour une fille disaient que Dominique était un garçon manqué ; et ceux qui le prenaient pour un garçon disaient que Dominique était par trop efféminé.

L’année de ses six ans, Dominique eut droit à une grande fête d’anniversaire, mais il en fut atrocement malheureux : les enfants qui le prenaient pour une fille lui offrirent des poupées Barbie ; et les enfants qui le prenaient pour un garçon lui offrirent des dinosaures.

Ces cadeaux le troublèrent. Lire la suite


C’était une grande bringue rousse avec un béret rouge très voyant, un chemisier rose bonbon, des bracelets de pacotille à chaque poignet, une vilaine jupe écossaise et des bottines de cow-boy fourrées genre Calamity Jane…

Elle devait avoir la quarantaine. Ou en donnait l’impression.

Elle s’est presque précipitée sur moi. Elle m’a d’abord dit qu’elle avait adoré mon dernier enregistrement des deux premières Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach, une merveille, une tessiture de son inouïe, puis qu’elle se prénommait Hermine.

Elle a précisé :

— Hermine avec H. Lire la suite


Ma chambre donnait sur le lac Léman. Elle était très vaste et très ensoleillée, elle sentait bon le muguet. C’était, me suis-je dit, un excellent présage avant mon entrevue, dès le lendemain matin, avec les dirigeants du Groupe pharmaceutique Fourcade. Je suis probablement de la vieille école, mais je soutiens que dans les affaires les pressentiments et les prémonitions comptent beaucoup. Pas besoin d’un horoscope ni d’une pythonisse pour en avoir, presque chaque jour, la confirmation. On subodore les choses ou on ne les subodore pas. Le flair en somme. Ce sixième sens que tout le monde possède plus ou moins, mais auquel les gens dits raisonnables ne se fient guère.

J’ai défait ma valise et je suis allé prendre une douche à la salle de bains. Puis je me suis étendu tout nu sur le lit et j’ai commencé à somnoler. Des tas d’images se sont bousculées dans ma tête. À la fin, seule est restée celle de Sarah, ma nouvelle secrétaire. Décidément, Sarah m’obsédait. Avec elle, j’avais l’impression d’être, ces dernières semaines, un adolescent amoureux — amoureux fou — pour la toute première fois de sa vie. Est-ce que j’avais jamais eu à ce point une femme dans la peau ? Lire la suite


Moi, la plaquette de Stéphane Hessel, elle me sort de partout.

Non pas que je ne sois pas prêt à m’indigner, et tous ceux qui me connaissent un peu savent que je m’indigne souvent pour un oui ou pour un non, mais parce que ses propos sont d’une platitude indigente. Comme l’a écrit le romancier Joseph Bialot dans une vivifiante lettre ouverte publiée par le Magazine des livres en été 2011, qu’une telle « littérature » rencontre une audience énorme et constitue un incroyable succès de librairie montre assez bien la crise intellectuelle que traverse l’Occident et la médiocrité de tous ces gens qui se targuent aujourd’hui d’être précisément des intellectuels ! « La France a connu des pamphlétaires de génie, de gauche comme Vallès, Zola ou Berl, de droite tels Galtier-Boissière et Bernanos, ou d’extrême droite comme Béraud ou Daudet. On approuvait ou on détestait leurs idées, mais c’était des idées, pas du vent. » Lire la suite


Je m’appelle Jean-Marc Carassou et, depuis dix-sept ans, je suis le maire de B., une commune du Calvados, à une vingtaine de kilomètres de Deauville. Il y a chez nous, d’après le dernier recensement, quatre mille trois cent quarante-sept âmes. Je dis « âmes » en pensant au célèbre roman de Jim Thompson, 1 275 Âmes, le numéro 1000 de la Série noire, que j’ai lu à sa parution en 1966, l’année même où je me suis engagé au Parti du Renouveau normand dont l’acronyme PRN est connu de tout le monde en Normandie.

À l’époque, je voulais devenir romancier. Je rêvais d’écrire des romans policiers musclés, des polars comme on ne le disait pas encore, un peu à la manière entraînante de James Hadley Chase que j’admirais beaucoup, dont j’avais lu et relu tous les livres, et que je considérais alors comme le plus doué des auteurs du genre. J’ai le souvenir d’avoir commencé une vague histoire de trafic d’organes qui se déroulait sur la Côte fleurie et de l’avoir abandonnée après le troisième chapitre, faute d’avoir pu trouver une bonne idée pour entamer le quatrième. Lire la suite


1968 : tout se bouscule dans ma tête, et c’est comme si je revoyais en même temps une bonne douzaine de films dont les images, les plans, les séquences, les acteurs, les actrices, les dialogues et les musiques n’arrêtaient pas de se mélanger.

Je revois Jean-Claude Killy et Martin Luther King. Ils sont ensemble quelque part. Sur les pentes glacées d’une montagne, du côté de Grenoble, ou sur une place publique, lors d’un meeting à Memphis, Tennessee ?

Soudain, une balle siffle et celui qui s’écrase sur le sol est Bob Beamon. Lire la suite


Pour utiliser un lieu commun, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe.

Personne ne s’y attendait. Même dans ses rêves les plus fous, aucun politicien, aucun observateur du Landerneau politique belge, aucun citoyen responsable n’avait imaginé qu’elle aurait pu survenir un jour.

Et si brutalement.

Personne, non.

Nulle part. Lire la suite