En sortant du Palais de Justice, où nous avions signé les papiers du divorce, Marilo m’a embrassé sur la joue, avec sa gentillesse et son indifférence habituelles, et elle est partie. Je l’ai vue se pencher sur sa petite voiture, les clés à la main. Je n’ai plus eu de ses nouvelles. Nous avions vingt ans.

Je n’ai pas revu non plus le parc et le château et les belles cousines, ni même la chienne Frida. Mais je n’ai pas perdu tout contact avec sa famille. Je continuais à voir son père, et même très souvent. L’affection démonstrative qu’il me portait quand j’étais son gendre s’est peu à peu transformée en pure et simple amitié. Lire la suite



Pour Michel André

Renaud construit un garage en Lego qui monte vers le ciel. Oriane agite entre ses jambes potelées une livre d’images en tissu. Christine lit Pickwik’spapers. La cheminée fait crépiter le bois sec. L’après-midi est froide et très claire. Le salon donne sur un grand jardin en proie aux rayons.

Chacun a pris son rythme du dimanche : une vibration de silence studieux, sans école, sans bureau, sans téléphone, sans heure précise pour les repas. De la cuisine parvient une sorte de faux concerto brandebourgeois broyé par l’asthme. Je me lève pour l’éteindre et j’entre tête baissée dans un couloir du temps, je vois ressurgir ma première radio à piles, minuscule, en bakélite rose et noire. En chauffant elle dégageait une aigre odeur de vomis. Tonton Joseph, qui me l’avait offerte, aimait les gadgets mais estropiait souvent les mots ; il l’appelait un translitor. Elle crachotait pour la musique, mais les journaux parlés en ressortaient avec une extrême netteté. Des voix très joyeuses, des accents rassurants, des nouvelles locales. Ma mère traversait la salle à manger pour baisser les persiennes et coupait la radio au passage, sans y penser. Lire la suite


En arrivant au cabinet du ministre de la culture wallonne, un mardi matin, j’ai croisé deux policiers postés sur le perron. Ils m’ont salué en flamand, ce qui m’a paru bizarre. A l’accueil, la préposée, que je connaissais de vue depuis longtemps, m’a demandé mes papiers. Je me suis mis à rire : Lire la suite


J’avais pris place au centre du wagon, là où deux banquettes se font face – quand il n’y a pas trop de monde, on peut allonger les jambes. Les TGV de la première génération sont rapides, bien suspendus, bien oxygénés, mais si on a quinze centimètres de trop, c’est l’enfer de Dante, l’ankylose comme supplice éternel.

Je redoutais le temps immobile du voyage. J’avais emporté du travail : un carnet toilé aux pages couvertes de chiffres, la newsletter du Crédit Suisse. Je me donnais comme consigne d’établir exactement l’état des lieux. Tâche fastidieuse, mais nécessaire. Je devais remonter la piste d’un très ancien héritage. Lire la suite


Je viens d’enterrer ma mère. Dix mois plus tôt, dans le même cimetière, c’est mon père qu’on enterrait. Je pourrais écrire cette phrase, aujourd’hui : Je n’ai plus mes parents. Je pourrais la penser, avec une douceur ou une peine profonde. Ce serait faux. Leur absence n’a aucun effet sur leur présence. Ils n’occupent pas la place qui leur est échue, sous une mince épaisseur de terre. Ils sont toujours là, mes parents, en moi et hors de moi, dans leur terrifiant naturel. Lire la suite


Des années durant, j’ai essayé de vivre sans métier et sans image de moi. J’étais conscient de n’avoir aucune place dans la société qui m’entourait. J’écrivais des livres mais je n’avais pas le réflexe de jouer le rôle de l’auteur. Je gagnais parfois un peu d’argent, mais par des moyens combinés dont aucun ne ressemblait à une profession précise. Vivant entre trois villes, j’étais de passage dans chacune d’elles et citoyen nulle part. Lire la suite


Les années de ma plus grande solitude ont été celles où je faisais des mises en scène au Théâtre de l’Œil. J’y travaillais sept ou huit heures par jour, dans un état de dénuement parfait. Je n’arrivais pas à établir de contacts humains avec les comédiens dont j’avais la charge. Ils suivaient mes indications, mais ils avaient l’esprit ailleurs. Comédien est un métier comme un autre. Mes idées générales les importunaient. Lire la suite


Dès mon arrivée à Kerkova, j’ai senti la présence de l’Atlantide. Jusque là je n’y avais pas cru : c’était une lubie de Dogan, une pure hallucination. Je n’avais accepté de venir voir sur place que par goût invincible du mystère, même si ce mystère n’existait que dans les vapeurs d’un cerveau alcoolisé.  A présent, je voyais et je croyais. Lire la suite