Si on observait la femme de loin, on aurait dit un fragment de vie tombé dans la vacance de l’attente, arborant la posture de qui se retient d’exister pour vivre au futur, suspendant le présent de ses gestes, de ses intérêts, de ses emportements pour les magnifier dans l’avenir ; elle était semblable à un animal tapi dans l’ombre qui refrène ses élans, retient d’amener le mouvement à son terme et fige dans une pause ce qui ne demande qu’à jaillir. De près, on eût dit une boule de cristal illuminant le palimpseste de tous les possibles, n’excommuniant aucune piste, mais sous cette apparente égalité des perspectives, un œil attentif aurait pu déceler un infléchissement vers le pays de la plus grande chance, vers la chanson à la plus haute note, tant et si bien que l’accueil généreux de tous les alluvions se mobilisait en réalité pour l’advenue de festivités bien délimitées. Comme une geisha experte dans le maniement de l’éventail, elle écartait, comprimait ce qui faisait obstacle à ses rêves de noces équatoriales tandis qu’elle ramenait dans les plis de son axe toute une palette d’événements et de sentiments qui amplifiaient la voie de son désir. En raison de ce tri incessant, l’appartement ressemblait à une gare s’activant à sélectionner les aiguillages fastes et à écarter les voyageurs hostiles. Usine à rêves à la performance assurée par la sûreté et la promptitude du partage entre ingrédients salvateurs et ingrédients inhibiteurs, suractivité paradoxale d’une vie qui s’est faite attente, d’une attente qui a occupé tout le terrain de la vie, bruits de hauts fourneaux qui travaillent à précipiter la fin des prodromes… la femme était tout à la fois une mendiante qui s’en remettait aux diktats de l’ange, une charmeuse même pas mondaine qui lustrait la courbe des événements, la martyre consentante d’une cause amoureuse cultivant l’inouï, une aristocrate qui se faisait forgeron pour vaincre l’épreuve du feu, une soupirante éconduite qui s’accrochait aux vertus du temps de la patience. C’est d’être envoûtée sans être convoitée qu’elle se soumettait, docile, à toutes les rudesses, c’est d’être allée au-devant de toutes les déceptions, de toutes les violences qu’elle sentait poindre l’aurore de toutes les aurores. Lire la suite



Le visage ruisselant de sueur, la moiteur et la peur chevillées au corps, embusqué derrière un énorme pilier couvert d’un sang séculaire, l’homme ajustait son arme, le geste peu sûr, les paupières lourdes. La fureur et la faim en lui s’épousaient, et tandis que l’une prenait la main de l’autre, le décor tournoyait, devenait cette peinture dont il avait un jour vu la reproduction dans un livre, cette arche fonçant dans la nuit, secouée par le vent d’une histoire folle, cette arche sur le mât de laquelle était crucifiée une oie alors que l’équipage trompait la mort en s’adonnant aux derniers plaisirs… Levant les yeux, il fut aveuglé par une salve de lumière et dut se résoudre à les plisser en forme de croissant, en forme de larmes. Il se dit que le toit éventré permettait à ses camarades de capter les forces du ciel, de le faire descendre ici-bas, d’appareiller cette terre pour un autre voyage.

Les balles sifflaient, horizontales, se fichant en grappes serrées dans des tableaux dorés et pourpres, un collier d’impacts se dessinait sur le tabernacle, formant ironiquement le sigle inri. Des mouches voltigeaient, dansant entre les projectiles, puis s’agglutinaient sur les plaies de jeunes hommes qui pleuraient en invoquant leur mère. Tout était oblique. Obliques les pensées qui se cognaient à elles-mêmes et n’avaient désormais pour tout champ d’exercice que l’espace du combat. Obliques les tirs ennemis qui faisaient hoqueter l’Histoire en resservant les plats de la mort, ceux-là mêmes dont ils avaient été victimes… Obliques les rêves des assiégés qui luttaient pour que la liberté vienne déposer sa signature sur leurs lèvres… Oblique le bruit des chars qui n’hésitaient à mettre à bas les incarnations et représentations du divin… Lire la suite


Bruxelles, le 14 février 2002

Mon amour,

Je ne t’enverrai pas la lettre que j’avais voulue totale, biblique, chorégraphique. J’ai en effet découvert hier chez un brocanteur une de ces lettres perdues qui erre à la recherche d’un destinataire d’exception. Tu comprendras très vite à qui elle a été adressée et pourquoi j’ai eu le sentiment qu’en direction de toi seule elle cheminait. Lis-la comme le témoignage de ma passion qui, il y a deux siècles déjà, courait vers toi, mon ange. J’ose espérer qu’aux alentours de 2200, un 14 février, quelqu’un fera de même avec ma lettre.

Je t’embrasse à la pointe des seins, le long d’une sonate qui se module autour de tes initiales A B. Du fond de l’être en tant qu’être, je t’aime.

Matahari Lire la suite


À Annick B.,

Réapprendre à accueillir la clarté du jour, à sentir l’air libre courir sur sa peau, à esquiver les bêtes féroces dépêchées par l’ange bleu, à lire entre les lignes des propos disgracieux, réapprendre à s’ouvrir en toute confiance, à laisser les doigts de Michèle vagabonder dans les cheveux, à faire de sa bouche un nid de myrtilles, relire Une Saison en enfer et Faulkner, délier les nœuds qui étouffent la gorge, repasser en accéléré les estocades de l’irrémédiable, la musique funèbre du coup de grâce tout en s’efforçant de calmer une mémoire qui saigne, faire une étude sur les concepts de mal, de sincérité, de conscience, de sensibilité, de cruauté, d’indifférence chez les protestants calvinistes dont se réclame l’ange bleu, lancer des yeux révulsés au passage des pseudo-anges sans aucunement y inclure l’ange bleu à qui on laisse toutes ses chances, retrouver le nord, surtout le sud pour danser avec des vahinés, enduire son corps de lait de noix de coco et ramener la lune au bout d’un diapason… Convalescence, retour dans les cercles de la vie, pansement apposé aux blessures, travail de cicatrisation, la femme revient à la lumière, à cloche-pied, une jambe, guettant l’aurore, prête à s’élancer vers le nouveau, l’autre, prisonnière des glaces du passé, attendant un signe de la femme-ange. Lire la suite


Pour une chatte, nommée Fifille,

« Si vouloir l’événement, c’est d’abord en

dégager l’éternelle vérité, comme le

feu auquel il s’alimente, ce vouloir

atteint au point où la guerre est menée

contre la guerre, la blessure, tracée

vivante comme la cicatrice de toutes

les blessures, la mort retournée voulue

contre toutes les morts »,

Gilles Deleuze, Logique du sens Lire la suite


Pour Pascale C.

Et ce furent bien plus que des mots d’encre sur des feuilles de papier : des algues ondulant dans l’eau et le feu, des fouets de bronze, des crachats et des glaires irisés comme des cristaux de quartz, des éclats de silex extirpés de la terre, des fragments d’étoiles enfouis dans la glaise bleutée, de la poussière montée d’espaces lointains aux beaux noms de désert, steppe, pampa et Voie lactée, et aussi envolée de rues et de cours au fond de faubourgs crasseux.

Sylvie Germain, Tobie des marais

Une meule tournait sur son axe, diffractant son mouvement en anneaux concentriques invisibles à l’œil nu. Elle s’entourait de nappes de matière en suspension, comme un son ne s’étire que dans le dépli de ses harmoniques. Crucifiée sur fond de nuit, la roue brassait les visions d’un passé vissé dans le présent desquelles se détachaient les lignes en suspens d’un après en rupture de tout référent. Repassant en apparence par les mêmes points, le disque déhanchait imperceptiblement ses cercles qu’il étirait en volutes fabuleuses. Lire la suite


Accroché aux contreforts d’un massif inhospitalier, un groupe d’hommes se tenait immobile, fiché dans la stupeur d’une lumière sans paupières, tandis que de la terre éventrée ils s’étaient faits les arpenteurs. Agitant leurs bras qui cinglaient comme des buses déterminées à sculpter l’espace, ils en appelaient au remembrement des matières dispersées, à l’ordonnancement des éléments foudroyés. Maintenus à la verticale au-dessus de côtes saccagées, ces pèlerins dont les prunelles reflétaient les images de forêts dévastées, de déferlement des eaux, de charniers humains n’avaient de cesse d’implorer l’ombre qui les avait désertés. Au crépuscule de l’espèce humaine, ils n’avaient pu opposer aucune résistance à même d’endiguer le déchaînement sacrificiel des forces naturelles. C’est de s’être lovés au creux de la tourmente et d’avoir renoncé à vouloir lui damer le pion qu’ils devaient d’être en vie, pâles scansions dans la rumeur d’un chaos sans miroir. Leurs silhouettes dressées comme des lances étant à elles-mêmes leur propre ennemi composaient les derniers vestiges d’un alphabet coulé dans le silence du sensible. Lire la suite


Pour l’incandescence du jeu de Martha Argerich

Le ciel blanc se parsemait d’oiseaux noirs pris d’une frénésie sonore qui embrasait les sphères. Oiseaux-forgerons, oiseaux-pythies, oiseaux-harpies, hérauts d’un tempo de cristal, tous déroulaient d’étranges alphabets, arabesques de sexe et de sang frangées par un hiératique vacarme. Égrenant des chapelets de notes dont la sauvagerie interdisait toute transcription solfiée, ces apôtres d’une musique circulaire se vouaient à recréer un orchestre cosmique à l’aide de matériaux hétéroclites : vocalises volées à l’ennemi, coups de bec fendant l’éther, concassage, étirement, martèlement d’objets rendus à une vie autre, jeux d’eau transfigurée, rapt de l’éclair, décadrage du clos et abrasion des limites du spectre harmonique concouraient au phrasé de formes inédites. Les quatre éléments retravaillés en une impure alchimie, les règnes minéral et végétal croisés en d’insolentes noces libéraient une jungle sonore, tantôt cathédrale pudique, tantôt licence orgiaque, où s’épandaient des nuées de gammes chromatiques nées du vent et de la terre, du feu et de l’eau. Lire la suite


Rien ne semblait avoir changé, les plaines gorgées de pluie persévéraient dans l’identique, le jeu des langues n’en finissait pas de susciter d’inépuisables guerres intestines, la pestilence de l’air achevait d’anémier ce qui, de la vie, en traduisait les plus violentes expressions. Le monde ne cessait de rouler sur lui-même, dans l’illusion de qui pense avoir conquis le mouvement perpétuel alors que l’axe autour duquel il imaginait s’enrouler n’était plus que l’ombre d’une ombre. Quelques signes voilés en leur évidence laissaient pourtant entrevoir qu’un seuil avait été franchi, que le même avait été gros de son contraire. Parmi ces indices clairsemés, sans bruit ni fureur, la sourde levée d’un vent ininterrompu qui balayait l’espace, sans égard aucun pour les formes qui y étaient fichées, et faisait de tout obstacle l’ingrédient de sa conquête. Nulle mélodie des sphères n’accompagnait ce voyageur épris de lui-même, nul écran ne pouvait arrêter sa course échevelée, absolue en son extravagance. La radicalité de la transformation avait occulté sa visibilité et distillé un sentiment d’impunité irresponsable : abstraite de tout régime de l’action, la population se sentait davantage mue par des forces étrangères qu’actrice de sa propre histoire. Lire la suite