— Esprit, es-tu là ?

Une soirée entre amis, un peu arrosée, et puis, à la fin, cette suggestion : « Si on faisait tourner les tables ? » Notre hôte, justement, vient d’acquérir, au vieux marché qu’il fréquente assidûment, un joli guéridon ancien. Quelques rires, et nous voilà tous les cinq autour du meuble antique, les mains se touchant par les auriculaires à quelques centimètres au-dessus de sa surface, selon la règle. On a tamisé la lumière, allumé quelques bougies et, un peu à l’écart, le plus sceptique d’entre nous fera le secrétaire. Lire la suite


Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire

Lautréamont, Les Chants de Maldoror

Un œil absolument vierge se tient à l’affût du perfectionnement scientifique du monde, passe outre au caractère consciemment utilitaire de ce perfectionnement, le situe avec tout le reste dans la lumière même de l’Apocalypse. Apocalypse définitive que cette œuvre dans laquelle se perdent et s’exaltent les grandes pulsions instinctives au contact d’une cage d’amiante qui enferme un cœur chauffé à blanc. Tout ce qui, durant des siècles, se pensera et s’entreprendra de plus audacieux a trouvé ici à se formuler par avance dans sa loi magique.

André Breton, préface à la première édition non à compte d’auteur des Chants de Maldoror

Une âme des Pléiades à corps perdu s’est égarée sur la fin du chemin de sa vie ; elle tâtonne à jamais dans la selve obscure du souvenir. Lire la suite


Bruxelles, le 14 février 2002

Mon amour,

Je ne t’enverrai pas la lettre que j’avais voulue totale, biblique, chorégraphique. J’ai en effet découvert hier chez un brocanteur une de ces lettres perdues qui erre à la recherche d’un destinataire d’exception. Tu comprendras très vite à qui elle a été adressée et pourquoi j’ai eu le sentiment qu’en direction de toi seule elle cheminait. Lis-la comme le témoignage de ma passion qui, il y a deux siècles déjà, courait vers toi, mon ange. J’ose espérer qu’aux alentours de 2200, un 14 février, quelqu’un fera de même avec ma lettre.

Je t’embrasse à la pointe des seins, le long d’une sonate qui se module autour de tes initiales A B. Du fond de l’être en tant qu’être, je t’aime.

Matahari Lire la suite



On lui rouvre la porte et il envahit tout. Le bicentenaire de Victor Hugo prend des proportions qu’aucune commémoration de ce genre n’a connue, semble-t-il. Et si l’ampleur de cette reconnaissance était à la mesure d’une singulière occultation ? Et si Hugo, en fait, avait été dissimulé dans les drapés de sa gloire ? Certes, il était le géant des lettres, le seul écrivain auquel les aliénés, notoirement, s’identifient, comme Napoléon est le politique qui peuple le plus les asiles. Il est un prototype, un archétype. L’auteur par excellence, celui par qui tous les types d’œuvre arrivent. On l’a assez dit : Hugo est un décathlonien des lettres : tout lui réussit, rien ne lui échappe. Et lorsqu’il se repose de l’écriture, il se met à dessiner, et c’est tout aussi magnifique.

Il est ce « visiteur encombrant », comme dit Jean-Pol Baras à propos de son séjour en Belgique. Mais c’est de son séjour sur la terre que l’on peut tout aussi bien parler. Tout ce qu’il aborde, il le transforme et le transfigure, le chargeant d’une vision qui, peu à peu, s’est mise à animer, à irriguer son œuvre tout entière, dont l’évolution est ascensionnelle. Car lorsque l’on s’efforce de la considérer dans son ensemble, ce qui ne peut se faire que superficiellement, l’on est frappé par la sûreté croissante d’une pensée qui se consolide et se renforce, et va dans le sens d’une conquête par l’homme de son autonomie et de sa dignité. C’est ainsi qu’en 1859 il fait résonner les derniers vers du « Satyre », dans La Légende des Siècles : « Place à l’atome saint, qui brûle et qui ruisselle ! / Place au rayonnement de l’âme universelle ! / Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit. / Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit ! » Et la suite va poursuivre cet appel prodigieux à l’émancipation, qui fait de Hugo, tout baroque et fantasmatique qu’il soit, le prolongement des Lumières. Lire la suite