Je suis arrivé au Rosetta Camping lors d’une rude nuit d’hiver. Il fait gris, plafond bas et humide. Bruxelles l’étourdie aux pavés gras, noirs et luisants, torture mon humeur et chiffonne ma peau. J’ai installé mon Chevy Van déglingué au beau milieu du terrain, juste à côté de la tente berbère des Zoubidas. Mon moteur est à bout. Il claque, il raque, il fume et pue l’huile brûlée. Je ne pourrai jamais repartir. Il fait froid. J’ai froid. Même à l’intérieur de mon bahut américain, je caille. Mon frigo ne fonctionne plus. J’y prends une grande Jupiler. Et très vite une deuxième, une troisième… jusqu’à ce que je m’écroule sur mon matelas. Je fume deux paquets de tabac cette nuit-là. Lire la suite


En montant dans le TaMar, à Riga, je pris la décision de ne penser qu’en français, histoire d’être fin prêt en arrivant à Paris. La Rédaction m’envoyait là-bas : « Fais-le pour Johnny, c’est bien toi, ici, qui parles et entends le mieux la langue de Voltaire. » Est-ce la langue de Voltaire qu’entendait Johnny ? Et qu’entendait Johnny ?

Il y a bien eu la vérification des passeports, à la gare Principale, là j’ai parlé mon letton familier. Mais une fois dans le TaMar… j’ai refusé le global sabir du Tamareur dont je me demandais s’il avait l’accent de Tallinn ou de Marseille… Certainement pas celui d’Oxbridge. Lire la suite


« Johnny est mort ! »

L’homme, un octogénaire distingué, flânait le long de l’avenue, lorsque le cri de désolation absolue le stoppa net. Cherchant du regard autour de lui, il aperçut une jeune femme immobile : blême, elle fixait l’écran de son smartphone avec horreur. Sans s’arrêter les passants avaient tressailli et, dans un même geste — qui parut énigmatique au vieil homme —, plusieurs avaient sorti leur téléphone. Cette indifférence générale face à la détresse de la jeune femme l’offusqua. Une représentante du beau sexe avait besoin de réconfort et on la laissait seule. Pire, quelqu’un avait lâché : « Mais on s’en fout ! » En parfait gentleman désireux d’offrir son aide, le vieil homme s’approcha : d’une voix blanche entrecoupée de sanglots la jeune personne psalmodiait pieusement l’impensable qui l’avait terrassée : « Johnny est mort ! » Engloutie par le chagrin, coupée du monde, elle ne remarqua pas sa présence. Devait-il intervenir, attendre qu’elle reprît ses esprits, respecter sa douleur et s’en aller ? Quelqu’un passa en trombe et la bouscula, son sac à main tomba : spontanément le vieil homme le ramassa. Libéré de son embarras, il se découvrit, tendit le sac avec respect, se présenta et, à mi-voix, prononça une formule de circonstance. La jeune femme entendit les mots attentionnés et se tourna vers lui. Longuement elle le dévisagea d’un air scandalisé, puis explosa, lui gueulant un formidable « Connard ! » Après quoi, elle lui arracha le sac et disparut dans le flot des passants.

Le vieil homme en demeura tout pantois, mais de nobles principes l’empêchèrent d’en vouloir à une femme qui, parce qu’elle était bouleversée, n’avait pas su accepter quelques mots bienveillants : « Je compatis. Un parent à vous ? »


« Il vieillit », disait invariablement ma mère quand nous quittions la résidence où mon père, son époux, l’éminent chef d’orchestre de nos vies et de quelques-unes des plus belles salles de concerts avait été interné. Mon père, son époux, le chef d’orchestre, ou du moins ce qu’il en restait, vieillissait, oui… Et à mesure que l’âge marquait ses gestes alourdis, l’âge, toujours lui, allégeait son esprit. Savait-il encore qui nous étions, où il était, qui elle était ? Lire la suite


Offenburg. 1966.

L’œil. J’ai vu l’œil. Mat. Glacé. Réflecteur. Mon image flotte en lui. Je m’y vois multiplié à l’infini. Pris en sandwich entre deux miroirs. Je me brise en mille morceaux. Je saigne. Hémophile éternel. Lire la suite


C’est entendu : la mort de Johnny, célébrée par tout un peuple, adhérents de la dernière heure, panurgiens et opportunistes compris, s’est enlisée dans la plus saumâtre des affaires de famille, où la règle du capitalisme triomphant camouflée dans une idylle de fin de vie et une adoption tiers-mondiste (selon l’expression désormais mal portée) d’avant-dernière heure, a déployé son infâme loi avec un cynisme immonde.

Au point que notre choix du thème, à peine diffusé, s’est trouvé remis en question, ce qui explique le retard de cette parution que Jean Jauniaux et moi avons maintenue en raison de la qualité des contributions qui avaient reflété – avant que le veau d’or n’intervienne – l’émotion éprouvée lors de la disparition du chanteur français le plus illustre de sa génération. Lire la suite